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Paris, le 3 mai 1819.

Hier dimanche, 2 mai, a commencé, au mont Valérien, la retraite annuelle pour la fête de l’Invention de la sainte Croix ; fête qui semble aujourd’hui plus particulière à la France, où la croix, après tant de bouleversements, a été retrouvée. Les anciennes congrégations religieuses du mont Valérien sont remplacées maintenant par ces missionnaires que poursuivent de leurs anathèmes et de leurs insultes les écoliers de Diderot et les singes de Voltaire. La tradition fait remonter à près de huit cents ans l’établissement du premier solitaire sur cette montagne ; du moins le frère François donne sept cents ans d’antiquité à l’ermitage du Calvaire, dans une lettre qu’il écrivait, vers l’an 1539, à Guillaume Coeffeteau, commentateur des Psaumes de David[1].

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 1400 il y avait sur le mont Valérien un reclus nommé Antoine. Nous avons encore une lettre qui lui fut adressée par le célèbre Jean Gerson, à qui l’on a quelquefois attribué mal à propos l’Imitation de Jésus-Christ.

Depuis le solitaire Antoine jusqu’à la Révolution, la succession des ermites au Mont-Calvaire n’avait point été interrompue. Jean du Houssay, Jean le Comte, Pierre de Bourbon, le frère François, et Nicolas de La Boissière, donnèrent tour à tour, dans cette retraite, l’exemple de la douceur et de la pauvreté évangéliques. Il se forma autour d’eux une société de ces hommes qui, dans tous les temps, chassés du monde par des passions, ou des malheurs, ne peuvent retrouver la paix que dans la religion et la solitude. Hubert Charpentier, prêtre, et bachelier de Sorbonne, établit, en 1633, auprès des anciens solitaires, une congrégation nouvelle : il fit construire une église et un séminaire ; et, consacrant son institution au plus grand mystère des chrétiens, il bâtit les chapelles des stations, et éleva la croix, qui firent donner au mont Valérien le nom de la montagne du Calvaire. Les peuples confondirent bientôt les deux ordres des prêtres et des solitaires, et montèrent plus fermement à l’ermitage, depuis qu’ils y étaient attirés par le signe du salut.

Les tableaux de la création que l’on découvre du sommet des montagnes, augmentent dans le cœur de l’homme le sentiment religieux ; à la vue de tant de merveilles, on se trouve naturellement disposé à adorer la main qui les tira du néant. Plus on s’élève vers le ciel, moins il semble que la prière ait d’espace à franchir pour arriver à Dieu : les anciens Perses sacrifiaient sur les hauteurs, et les Grecs avaient couronné de leurs temples les cimes de l’Olympe, du Cythéron et du Taygète. Les rochers des Alpes étaient consacrés par les divinités du Capitole ; mais si les Romains avaient un Jupiter Pœnnin sur le Saint-Gothard, ils n’y avaient pas un hospice : personne ne s’y enterrait vivant pour secourir le voyageur : ce sont là les œuvres du christianisme.

Lorsque le philosophisme troublait parmi nous les notions du bon sens, on déclamait contre les croix et les ermitages. Si l’on eût consulté les peintres, ils auraient été d’un autre avis que les philosophes, qui pourtant se piquaient d’aimer les arts. Que de paysages en France ont été gâtés par la destruction des futaies, des vieilles abbayes, des monuments religieux ! Et quel mal y avait-il donc que, du sein d’une grande ville, l’homme qui marchait peut-être à des crimes, ou qui poursuivait des vanités, aperçût, en levant les yeux, des autels sur le sommet de nos collines ? La croix, déployant l’étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappelant le riche à des idées de souffrances et de misère, était-elle donc si déplacée auprès de nos parcs et de nos châteaux ? Les solitaires avaient à leur tour, du haut de leurs montagnes, le spectacle des

  1. Il ne faut pas le confondre avec Nicolas Coeffeteau, évêque de Marseille, et auteur de divers traités commandés par Henri IV et le pape Clément.