l’autre ; ils n’avaient point sur leurs talons cette terrible concurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse : Allons donc ! Aussi, ne s’en donnaient-ils qu’à leur aise ; ils avaient nourri leurs pères, et quand ils étaient vieux, leurs enfants devaient les nourrir à leur tour.
Tel était le sans-façon de cette société en goguette, que tout le barreau et que les membres du tribunal eux-mêmes allaient au cabaret et y faisaient publiquement des orgies : de peur qu’on en ignorât, ils auraient volontiers appendu leur bonnet carré aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grands comme petits, semblaient n’avoir d’autres affaires que de s’amuser ; ils ne s’ingéniaient qu’à mettre une bonne farce à exécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors de l’esprit, au lieu de le dépenser en intrigues, le dépensaient en plaisanteries.
Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, se rassemblaient sur la place publique ; les jours de marché étaient pour eux un jour de comédie. Les paysans qui venaient apporter leurs provisions à la ville étaient leurs martyrs ; ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes et les plus spirituelles ; tous les voisins accouraient pour avoir leur part du spectacle. La police correctionnelle d’aujourd’hui prendrait les choses sur le ton du réquisitoire ; mais la justice d’alors s’amusait comme les autres de ces scènes burlesques, et bien souvent elle y prenait un rôle.
Mon grand-père, donc, était porteur de contraintes ; ma grand’mère était une petite femme à laquelle on reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait à l’église, si le bénitier était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme une petite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elle avait déjà cinq enfants, tant garçons que filles ; tout cela vivait avec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se portait à merveille. On dînait sept avec trois harengs, mais on avait le pain et le vin à discrétion, car mon grand-père avait une petite vigne qui était une source intarissable