Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

applaudi et on m’a tourné en dérision. J’ai été fils et père, amant et époux ; j’ai passé par la saison des fleurs et par celle des fruits, comme disent les poètes. Je n’ai trouvé, dans aucun de ces états, que j’eusse beaucoup à me féliciter d’être enfermé dans la peau d’un homme, plutôt que dans celle d’un loup ou d’un renard, plutôt que dans la coquille d’une huître, dans l’écorce d’un arbre ou dans la pellicule d’une pomme de terre. Peut-être si j’étais rentier, rentier à cinquante mille francs surtout, je penserais différemment.

En attendant, mon opinion est que l’homme est une machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; il n’a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute la surface de son corps ; en quelque endroit qu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle, il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner aucune jouissance ; cependant, le poumon s’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et lui donne la fièvre ; les entrailles se tordent et font la colique. Vous n’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau, qui ne puisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se détraque à chaque instant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers le ciel pour l’invoquer, il tombe dedans une fiente d’hirondelle qui les dessèche ; vous allez au bal : une entorse vous saisit au pied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas ; aujourd’hui, vous êtes un grand écrivain, un grand philosophe, un grand poète : un fil de votre cerveau se casse, on aura beau vous saigner, vous mettre de la glace sur la tête, demain vous ne serez qu’un pauvre fou.

La douleur se tient derrière tous vos plaisirs ; vous êtes des rats gourmands qu’elle attire à elle avec un lardon d’agréable odeur. Vous êtes à l’ombre de votre jardin, et vous vous écriez : Oh ! la belle rose ! et la rose vous pique ; oh ! le beau fruit ! il y a une guêpe dedans, et le fruit vous mord.

Vous dites : Dieu nous a faits pour le servir et l’aimer. Cela n’est