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Clamecy ; si tu t’affranchissais de ce pieux devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.

Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être le beau-frère de Benjamin, il resta.

L’anguille étant prête, on se remit à table. La matelote de Manette était un chef-d’œuvre ; le sergent ne se lassait pas de l’admirer. Mais les chefs-d’œuvre de cuisinier sont œuvres éphémères ; on leur donne à peine le temps de refroidir. Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du journalisme ; et encore, un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journal n’a pas de lendemain. On n’en est pas à la fin qu’on a oublié le commencement ; et, quand on l’a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas que l’homme qui a une valeur littéraire consente à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier brouillard d’un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur, quand il voit les feuillets où il a mis sa pensée, tomber sans bruit avec ces mille feuillets que l’arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches.

Cependant l’aiguille du coucou allait toujours pendant que mon oncle philosophait. Benjamin ne s’aperçut qu’il faisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle allumée sur la table. Alors, sans attendre les observations de Machecourt, qui du reste était peu capable de faire observer quelque chose, il déclara que c’en était assez comme cela pour un jour, et qu’il fallait retourner à Clamecy.

Le sergent et mon grand-père sortirent les premiers. Manette arrêta mon oncle sur le seuil de la porte :