Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit. Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes ; mais ce ne sont pas des hommes, je t’en préviens, ce sont des Prussiens ; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir, car je serai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais ; je descendrai en grand uniforme et je vous dirai : « Soldats, je suis content de vous ». Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleurer et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au boulet, quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus.
— Voilà bien l’affaire, dit le sergent ; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté comme le vigneron jette sur le fumier le marc du raisin après avoir pressuré la liqueur, comme l’enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu’il vient de manger.
— C’est très mal à eux, fit Machecourt, dont l’esprit était à Corvol et qui eût voulu y voir son beau-frère.
— Machecourt, dit Benjamin le regardant de travers, choisis mieux tes expressions ; il n’y a pas ici matière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats, qui ont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans une échoppe de savetier, tandis qu’un tas de pantins dorés accaparent tout l’argent de l’impôt, et que des prostituées ont pour s’envelopper négligemment le matin des cachemires