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faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger [1] droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le [2] plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré [3]. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules [4], voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes ; ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art [5], car

  1. [Selon cela.]
  2. [Démontrer.]
  3. Au moins… degré en surcharge.
  4. Voici comment Méré parle de Pascal, lorsqu’il le rencontre pour la première fois dans le fameux voyage à Poitiers : « Cet homme, qui n’avait ni goût ni sentiment, ne laissait pas de se mêler en tout ce que nous disions, mais il nous surprenait presque toujours et nous faisait souvent rire. » Cf. Collet, Fait inédit de la vie de Pascal (Liberté de Penser, fév. 1848).
  5. [Et en un instant.] — L’art, c’est la technique, le procédé abstrait et qui s’apprend. Pascal décrit ici l’activité spontanée de l’esprit qui ne se révèle pas directement à la conscience et qui pourtant explique la plupart de nos démarches intellectuelles. Sa conception de l’esprit s’oppose à celle de Descartes qui faisait consister l’intelligence dans l’application réfléchie d’une méthode analogue à la méthode mathématique, et elle fait présager la doctrine leibnizienne de l’inconscient. (Cf. Ravaisson, Philosophie de Pascal, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1887, pages 405 et 410.)