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guerre. Chose plus admirable encore : les vaincus, inclinés par la nécessité, ont fini par ressentir réellement le respect qu’on leur imposait. L’imagination a travaillé en eux, elle a rendu « doux et volontaire » en apparence le joug qui reposait en réalité sur la tyrannie de la force[1]. Le peuple croit lire sur le visage des princes un caractère de majesté auguste et sacrée, alors que s’y reflète seule ment une impression de crainte vulgaire, due aux trognes armées, aux pompes et aux cavalcades au milieu desquelles la personne des rois leur est apparue d’abord[2]. L’imagination brodant sur la trame de la nécessité, la tradition de la coutume transformant en autorité « mystique » les fantaisies les plus faibles et les plus légères, voilà ce que la raison trouve au fond de ce qu’elle appelait sa justice.

Que conclure de cet examen ? qu’il faut renoncer aux coutumes reçues, renverser les lois établies, afin d’inaugurer le règne de la justice ? Mais pour subordonner la force à la justice il faudrait qu’il y eût une règle capable de rassembler les hommes dans un consentement unanime, que tous d’une seule voix reconnussent le mérite supérieur d’un seul individu ; autrement la prétention de chacun à suivre les principes de la raison mettra tous les hommes aux prises avec tous les hommes : il n’y aura plus à se plaindre que les lois sont mauvaises, il n’y aura plus de lois du tout ; l’ordre établi s’effondrera pour ne plus laisser place qu’à la guerre civile. Qu’il s’agisse d’édifier la vérité ou d’édifier la justice, la raison idéale qui est en nous et qui fait notre dignité d’être pensant, apparaît incapable de devenir raison réelle, de s’appliquer aux choses, d’y laisser l’empreinte de l’unité et de l’universalité.

  1. Fr. 308, 82, 89.
  2. Fr. 311 et fr. 303.