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pour ainsi dire, de leurs sens, parce qu’ils voient qu’il existe un ordre social. Mais qu’ils recherchent le fondement de ce qu’on respecte et de ce qu’on fait respecter sous le nom de justice. La raison est unité et universalité ; les lois sont multiples, et pour arriver à les concilier entre elles il faut faire tant d’efforts laborieux, manquer si souvent à la lettre ou à l’esprit, que la multiplicité des lois équivaut presque à l’absence de lois. Les lois surtout sont diverses ; alors qu’elles tracent avec netteté la distinction du licite et de l’illicite, leur pouvoir s’arrête à une frontière. Un fleuve ou une montagne tient en échec la raison de l’homme, et tourne en dérision ses prétentions à gouverner le monde[1]. La justice, pour paraître juste, invoque l’appui de la raison, et elle se détruit elle-même du moment qu’elle prétend satisfaire aux exigences de la raison.

La justice est la coutume reçue en chaque pays. Or nous avons beau, pour arracher au peuple le respect et l’admiration, invoquer l’antiquité delà coutume : il faut bien que de siècle en siècle et de génération en génération on en découvre le fondement intrinsèque et objectif. Pourquoi cette loi plutôt que cette autre, pourquoi ici et non là, aujourd’hui et non hier ? À cette question point de réponse. La loi réclamait la force, parce qu’elle se donnait comme juste ; dès qu’elle veut se justifier, il ne lui reste plus que la force brutale. Les forts tuent les faibles, ils les font esclaves, ils leur arrachent leurs biens et leurs propriétés ; plus encore, les vainqueurs ont imposé aux vaincus de reconnaître la légitimité de leur victoire ; ils ont inventé « le droit de l’épée[2] », et ils ont divinisé la

  1. Fr. 294.
  2. Fr. 878.