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DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR

Je suis de l'advis de celuy qui disoit que dans l'amour on oublioit sa fortune, ses parents et ses amis : les grandes amitiez[1] vont jusques là. Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est[2] qu'on ne songe pas que l'on[3] aura besoin d'autre chose que de ce que l'on ayme : l'esprit est plain ; il n'y a plus de place pour le soin ny pour l'inquiétude. La passion ne peut pas[4] estre belle sans cet excez ; de là vient qu'on ne se soucie[5] pas de ce que dit le monde que l'on sçayt desja ne devoir pas condamner nostre conduitte, puisqu'elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de reflection.

Ce n'est point un effect de la coutume, c'est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l'amitié[6] d'une dame.

Cet oubly que cause l'amour, et cet attachement à ce que l'on ayme, fait naistre des qualitez que l'on n'avoit point auparavant. L'on devient magnifique, sans jamais l'avoir esté[7]. Un avaricieux mesme, qui

  1. M. Huguet (Petit Glossaire des Ecrivains français du dix-septième siècle, 1907, p. 13) rappelle la remarque du Dictionnaire de l'Académie : « Amitié quelquefois se dit pour amour », et cite ce passage à l'appui. On lira avec intérêt la petite dissertation que M. Faguet a écrite sur ce passage dans la Revue latine du 25 décembre 1907, p. 732-786. Voir aussi la réponse de M. Giraud (ibid., 25 janvier 1908, p. 61-64).
  2. C : qu'on.
  3. C : aura.
  4. C donne simplement ces mots : estre sans excez.
  5. C : plus.
  6. C : des dames.
  7. C : sans l'avoir jamais esté.