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LIVRE PREMIER.

après tout, qui n’était autre que celle-ci : d’un certain nombre d’exemples et de faits particuliers auxquels ils mêlaient quelques notions communes et peut-être aussi quelques-unes des opinions alors reçues, surtout de celles qui avaient le plus de cours, ils s’élançaient du premier vol jusqu’aux conclusions les plus générales, c’est-à-dire jusqu’aux principes des sciences, puis, regardant ces principes hasardés comme autant de vérités fixes et immuables, ils s’en servaient pour déduire et prouver, à l’aide des moyens, les propositions inférieures dont ils composaient ensuite le corps de leur théorie ; enfin, s’ils rencontraient quelques exemples ou faits particuliers qui combattissent leurs assertions, d’un tour de main ils se débarrassaient de cette difficulté, soit à l’aide de certaines distinctions, soit en expliquant leurs règles mêmes, soit enfin en écartant ces faits par quelques grossières exceptions. Quant aux causes des faits particuliers qui ne leur faisaient point obstacle, ils les moulaient à grand’peine sur ces principes, et ne les abandonnaient point qu’ils n’en fussent venus à bout. Mais cette histoire naturelle et cette collection d’expériences qui leur servait de base n’était rien moins que ce qu’elle aurait dû être, et cette promptitude à s’élancer aux principes les plus généraux est précisément ce qui a tout perdu.

CXXVI. Peut-être encore tous les soins que nous nous donnons pour empêcher les hommes de prononcer avec tant de précipitation, en posant d’abord des principes fixes, et pour les engager à ne le faire qu’au moment où ayant passé, comme ils le devaient, par les degrés intermédiaires, ils seront enfin arrivés aux principes les plus généraux ; cette sollicitude, dis-je, pourra faire penser que nous avons en vue certaine suspension de jugement et que nous voulons ramener la science à l’acatalepsie ; ce n’est point du tout à l' acatalepsie que nous tendons, mais à l' eucatalepsie[1]. Notre dessein n’est point de déroger à l’autorité des sens, mais de les aider ; ni de mépriser l’entendement, mais de le diriger. Et après tout ne vaut-il pas mieux, tout en ne se croyant pas suffisamment instruit, en savoir assez, que de s’imaginer savoir absolument tout et d’ignorer pourtant tout ce qu’il faudrait savoir ?

CXXVII. Quelqu’un pourra douter encore (car ce sera ici plutôt un léger doute qu’une véritable objection) si notre dessein est de perfectionner seulement la philosophie naturelle par notre méthode, ou d’appliquer également cette méthode aux autres sciences ; telles que la logique, la morale et la politique. Or, ce que nous

  1. C’est-à-dire, nous ne voulons pas établir l’impossibilité de la connaissance, mais une connaissance véritable et bien fondée. EP.