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trop près et l’interpellent en lui demandant une méthode pour établir ou inventer de vrais principes, c’est-à-dire des axiomes du premier ordre, ne manque-t-elle pas de les payer d’une réponse fort connue en les renvoyant à chaque art, avec injonction de lui prêter, pour ainsi dire, serment, et de lui faire hommage-lige.

Reste donc l’expérience pure, qui, lorsqu’elle se présente d’elle-même, prend le nom de hasard, et, lorsqu’elle a été cherchée, retient le nom même d’expérience. Mais ce genre d’expérience n’est autre chose, comme on le dit communément, qu’une sorte de balai sans lien, qu’un pur tâtonnement semblable à celui d’un homme qui, s’étant égaré la nuit, va tâtonnant de tous côtés pour retrouver son chemin. Mieux eût valu attendre le jour ou allumer un flambeau, et penser ensuite à se mettre en route. Au contraire, l’ordre véritable de l’expérience veut que l’on commence par allumer son flambeau, dont elle se sert ensuite pour montrer le chemin, en partant, non de l’expérience vague et faite après coup, mais de l’expérience bien digérée, bien ordonnée ; puis elle en extrait les axiomes, et de ces axiomes une fois solidement établis elle déduit de nouvelles expériences, sachant assez que le Verbe divin lui-même, lorsqu’il travailla sur la masse immense des êtres, ne le fit pas sans ordre et sans méthode.

Si donc la science humaine a mal fourni sa carrière, que les hommes cessent de s’en étonner ; elle s’était totalement écartée de la vraie route ; elle avait entièrement abandonné, déserté l’expérience ; ou elle ne faisait qu’y tournoyer, que s’y embarrasser, comme dans un labyrinthe ; au lieu que la véritable méthode conduit, à travers les forêts sombres de l’expérience, par un sentier bien droit, et toujours le même, au pays découvert des axiomes.

LXXXIII. Cette mauvaise habitude, que nous voulons détruire, s’est fortifiée par une opinion, ou plutôt par une manière d’apprécier les choses désormais invétérée, mais où il n’entre pas moins d’orgueil que d’ignorance. Eh ! N’est-ce pas, s’écrient-ils, rabaisser la majesté de l’esprit humain que de vouloir le tenir si longtemps attaché à de grossières expériences, à tous ces détails minutieux, à ces objets soumis à l’empire des sens et aussi limités que la matière dont ils sont composés ? Les vérités de cet ordre, ajoutent-ils, exigent de pénibles recherches, elles n’ont rien qui élève l’âme quand on les médite ; elles donnent aux discours je ne sais quoi de sec et de rustique ; elles sont d’un assez mince produit dans la pratique ; leur multitude est infinie, et elles sont d’une extrême ténuité. À la longue, tel a été l’effet de ces discours qu’enfin la véritable route n’est pas seulement abandonnée, mais même interceptée,