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LIVRE PREMIER.

première teinture, en fussent mieux disposés pour en recevoir quelque autre. Cependant en vain se flatterait-on de faire, dans les sciences en général, et surtout dans leur partie pratique, des progrès sensibles tant que la philosophie naturelle ne sera pas appliquée aux sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne seront pas ramenées à la philosophie naturelle. C’est faute de cette liaison et de ces rapprochements que l’astronomie, l’optique, la musique, un grand nombre d’arts mécaniques, la médecine elle-même, et (ce qu’on n’aurait peut-être jamais cru) la morale, la politique et la logique n’ont presque point de profondeur, qu’elles s’arrêtent à la superficie des choses et à la variété des objets ; car une fois que toutes ces sciences sont ainsi dispersées et établies chacune à part, la philosophie naturelle cesse de les nourrir. C’était pourtant cette seule science qui en puisant aux vraies sources, savoir, dans l’exacte observation des mouvements célestes, de la marche des rayons lumineux, des sons, de la texture et du mécanisme des corps, des affections de l’âme et des perceptions de l’entendement ; c’était elle seule, dis-je, qui pouvait ainsi leur donner de la substance, les faire végéter plus vigoureusement et croître plus rapidement. Il n’est donc nullement étonnant que les sciences aient cessé de prendre de l’accroissement, puisqu’elles sont séparées de leur racine.

LXXXI. Veut-on connaître une autre cause du peu de progrès des sciences, la voici : il est impossible de marcher droit dans la carrière tant que la borne sera mal posée et la fin mal déterminée. Quelle est donc la vraie borne des sciences et leur véritable fin ? C’est d’enrichir la vie humaine de découvertes réelles, c’est-à-dire de nouveaux moyens. Mais le troupeau des gens d’étude pense à tout autre chose : il est tout mercenaire ; ce sont tous hommes de louage, tous gens occupés à faire leur montre. Si, par hasard, vous rencontrez quelque homme de lettres ou artiste d’un esprit plus pénétrant et avide de gloire, qui s’occupe sérieusement de quelque découverte, malheur à lui ! Ce ne sera qu’aux dépens de sa fortune. Mais tant s’en faut que le plus grand nombre se propose vraiment pour but d’augmenter la masse des sciences et des arts, que, de cette masse qui est déjà sous leur main, ils ne tirent tout au plus que ce qui peut être de quelque usage dans leur profession, ou qui peut servir à augmenter leur fortune, à étendre leur réputation ou à leur procurer tout autre avantage de cette espèce. Si encore, dans une si grande multitude, il s’en trouve un seul qui ait pour la science une affection sincère et qui l’aime pour elle-même, vous le verrez plutôt occupé à varier le sujet de ses méditations et à se promener,