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NOUVEL ORGANUM.

longue étouffés par des écrits plus frivoles, qui, s’accommodant mieux à la faible intelligence et aux passions du vulgaire, font plus aisément fortune, le temps, semblable à un fleuve, charriant jusqu’à nous les opinions légères et comme enflées, mais coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. Cependant ceux-ci même n’étaient pas entièrement exempts du vice de leur nation. Ils furent aussi quelque peu entachés de la vanité et de l’ambition de fonder une secte ; ils attachaient encore trop de prix aux applaudissements de la multitude. Or, sitôt qu’on s’écarte de la vraie route pour courir après un objet si futile, il faut désespérer de la découverte de la vérité. Nous ne devons pas non plus passer sous silence le jugement ou plutôt la prophétie de certain prêtre égyptien touchant les Grecs « Vous êtes toujours enfants, vous autres Grecs, disait-il, et vous n’avez ni l’antiquité de la science, ni la science de l’antiquité. » En effet, l’on peut bien, appliquant aux Grecs ce qui caractérise les enfants, dire d’eux qu’ils avaient une langue fort volubile pour babiller, mais qu’ils étaient inhabiles à la génération, et leur sagesse paraît non moins stérile en effets que féconde en paroles. Ainsi les signes tirés de l’origine et de la race de la philosophie aujourd’hui en vogue, ne sont rien moins que bons.

LXXII. Or, si les indications que fournit la considération du lieu et de la nation ne valent rien, les signes qu’on peut tirer du temps et des époques ne valent guère mieux. Rien de plus étroit et de plus borné que la connaissance qu’on avait alors soit des temps, soit de l’étendue de l’univers, genre d’ignorance le pire de tous, surtout pour qui ne fait fonds que sur l’expérience, car on n’avait pas même une histoire de mille années qui méritât ce nom, tout se réduisait à des fables et à d’incertaines relations sur l’antiquité. Et une preuve que les anciens ne connaissaient que la moindre partie de l’univers, c’est qu’ils comprenaient indistinctement sous le nom de Scythes tous les Hyperboréens, et sous celui de Celtes tous les Occidentaux. En Afrique, on ne connaissait rien au delà de la frontière d’Éthiopie, en Asie, rien au delà du Gange, encore moins connaissait-on les différentes contrées du Nouveau-Monde, pas même par ouï-dire ou d’après des relations certaines et constantes. Que dis-je ! plusieurs climats, des zones tout entières, où vivent et respirent une infinité de nations, leur étaient tellement inconnues qu’ils les avaient déclarées inhabitables. Quant aux excursions de Démocrite, de Platon et de Pythagore, on les vantait comme quelque chose de fameux, tandis que c’étaient des espèces de promenades dans les faubourgs ; au lieu que de notre temps la plus grande partie du Nouveau-Monde a été découverte, tout le