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tout pouvoir sur soi-même ! On ne monte qu’avec peine à ces grands emplois; c’est-à-dire qu’on parvient par de rudes travaux à des travaux encore plus rudes, et par mille indignités à des dignités. Dans ces postes si élevés le terrain est glissant, il est difficile de s’y soutenir; et l’on n’en peut descendre que par une chute ou du moins par une éclipse, ce qui est toujours affligeant. « Quand on n’est plus ce qu’on a été, à quoi bon continuer de vivre ? ». On ne peut pas toujours se retirer quand on le veut, et souvent aussi on ne le veut pas quand on le devrait. La plupart des hommes ne peuvent endurer une vie privée, malgré l’âge et les infirmités qui demanderaient de l'ombre et du repos; en quoi ils ressemblent à ces vieux bourgeois qui, n’ayant plus assez de force pour se promener par la ville, demeurent assis à leur porte, où ils exposent leur vieillesse à la risée.

Les personnages revêtus de grands emplois ont besoin d’emprunter l’opinion des autres pour se croire heureux; car, s’ils n’en jugeaient que d’après leur propre sentiment, ils ne pourraient se croire tels. Mais lorsqu’ils songent à ce que les autres pensent d’eux, et qu’ils considèrent combien de gens voudraient être à leur place; alors, encouragés par cette opinion des autres, ils parviennent enfin à se faire accroire qu’ils sont heureux : ils le sont, en quelque manière, par ouï-dire et sur parole, quoique dans les courts moments où ils rentrent en eux-mêmes ils sentent bien qu’ils ne le sont pas; car s’ils sont les derniers à sentir leurs torts, ils sont les premiers à sentir leurs peines. Les hommes revêtus d’un grand pouvoir sont presque toujours étrangers à eux-mêmes; perdus dans le tourbillon des affaires qui leur causent de continuelles distractions, ils n’ont pas le temps de se replier sur eux-mêmes pour s’occuper de leur corps ou de leur âme.

« La mort la plus honteuse, dit Sénèque le tragique, c’est celle de l’homme qui, étant connu de tous, meurt inconnu à lui-même ».

Les grands emplois donnent indistinctement le pouvoir de faire le bien et celui de faire le mal, mais le dernier est un vrai malheur; et s’il est quelque chose de mieux de n’avoir pas la volonté de faire le mal, ce qui en approche le plus c’est de n’en avoir pas le pouvoir. Mais toute notre ambition en aspirant à une grande autorité doit être seulement d’acquérir le pouvoir de faire le bien; car de bonnes intentions, quoique fort agréables à Dieu, ne paraissent aux autres hommes que de beaux rêves quand on ne les réalise point : or on ne peut les réaliser qu’à l’aide d’un pouvoir très étendu et d’un poste très élevé, qui commande pour ainsi dire toute la place.