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NOUVEL ORGANUM.

frappant dans les chimistes et leurs dogmes ; car, de nos jours, il serait peut-être difficile d’en trouver ailleurs, si ce n’est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Mais ce n’est point une raison pour négliger toute espèce de précaution à cet égard ; car nous prévoyons déjà et pouvons prédire que si les hommes, éveillés par nos avertissements, s’appliquent sérieusement à l’expérience en bannissant toutes les doctrines sophistiques, alors enfin, par l’effet de la précipitation naturelle à l’entendement, et de son penchant à s’élancer du premier vol aux propositions générales et aux principes des choses, il est à craindre qu’on ne voie ces esprits systématiques se multiplier. Or, cet inconvénient que nous prévoyons de si loin, notre devoir était de tout faire pour le prévenir.

LXV. Mais cette dépravation de la philosophie, qui résulte de son mélange avec la théologie et les opinions superstitieuses, étend bien autrement ses ravages, et attaque, ou les théories tout entières, ou leurs parties, l’entendement humain n’étant pas moins susceptible des impressions de l’imagination que de celles des notions vulgaires. Une philosophie contentieuse et sophistique enlace l’entendement ; mais cet autre genre de philosophie fantastique, enflée, et en quelque manière poétique, le flatte davantage. Car, si la volonté de l’homme est ambitieuse, l’entendement humain a aussi son ambition, et c’est ce qu’on observe surtout dans les génies profonds et élevés.

L’exemple le plus éclatant en ce genre parmi les Grecs, c’est la philosophie de Pythagore, qui à la vérité était alliée à une superstition grossière, choquante et sensible pour les moindres yeux. Mais une superstition moins facile à apercevoir, et par cela même plus dangereuse, c’est celle de Platon et de son école. On la retrouve encore dans certaines parties des autres systèmes de philosophie ; on y introduit je ne sais quelles formes abstraites, des causes finales, des causes premières, en parlant à peine des causes secondes ou moyennes, et une infinité d’autres suppositions de cette espèce. C’est de tous les abus celui qui exige les plus grandes précautions ; car il n’est rien de plus pernicieux que l’apothéose des erreurs, et c’est un vrai fléau pour l’entendement que cet hommage rendu à des chimères imposantes. Certains philosophes parmi les modernes se sont tellement livrés à leur engouement pour ces puérilités, qu’ils ont fait mille efforts pour établir la physique sur le premier livre de la Genèse, sur celui de Job, et sur les autres livres sacrés, ce qui est (s’il est permis d’employer le langage des saintes écritures) chercher les choses mortes parmi les vivantes. Et l’on doit faire d’autant plus d’efforts pour préserver les esprits de cette