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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

sentiments, et le désir que j’ai eu de m’approcher de ce que la religion a de plus respectable, va-t-il donc être encore puni comme un crime ? Cependant nous avancions toujours dans l’obscurité ; au bout d’un des côtés du cloître, un escalier se présente enfin, le moine me fait passer devant lui, et comme il s’aperçoit d’un peu de résistance :

— Double catin, dit-il avec colère et changeant aussitôt le patelin de son ton contre l’air le plus insolent, t’imagines-tu qu’il soit temps de reculer ? Ah ventrebleu, tu vas bientôt voir s’il ne serait peut-être pas plus heureux pour toi d’être tombée dans une retraite de voleurs qu’au milieu de quatre récollets.

Tous les sujets d’effroi se multiplient si rapidement à mes yeux que je n’ai pas le temps d’être alarmée de ces paroles ; elles me frappent à peine que de nouveaux sujets d’alarme viennent assaillir mes sens ; la porte s’ouvre, et je vois autour d’une table trois moines et trois jeunes filles, tous six dans l’état du monde le plus indécent ; deux de ces filles étaient entièrement nues, on travaillait à déshabiller la troisième et les moines à fort peu de chose près étaient dans le même état…

— Mes amis, dit Raphaël en entrant, il nous en manquait une, la voilà ; permettez que je vous présente un véritable phénomène : voilà une Lucrèce qui porte à la fois sur ses épaules la marque des filles de mauvaise vie et là, continua-t-il en faisant un geste aussi significatif qu’indécent… là, mes amis, la preuve certaine d’une virginité reconnue.

Les éclats de rire se firent entendre de tous les coins de la salle à cette réception singulière et Clément, celui que j’avais vu le premier, s’écria aussitôt, déjà à moitié ivre, qu’il fallait à l’instant vérifier les faits. La nécessité où je suis de vous peindre les gens avec lesquels j’étais, m’oblige d’interrompre ici ; je vous laisserai le moins possible en suspens sur ma situation.

Vous connaissez déjà suffisamment Raphaël et Clément, pour que je puisse passer aux deux autres. Antonin, le troisième des pères de ce couvent, était un petit homme de quarante ans, sec, fluet, d’un tempérament de feu, d’une figure de satyre, velu comme un ours, d’un libertinage effréné, d’une taquinerie et d’une méchanceté sans exemple.