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de la mauvaise honte.

on abat des maisons rapprochées d’édifices religieux, on laisse subsister et l’on raffermit les parties de bâtiments contiguës et voisines de ces édifices ; de même il faut, en abattant la mauvaise honte, craindre de renverser avec elle ce qui s’en rapproche : à savoir, la pudeur, la convenance, la douceur, derrière lesquelles, s’y étant identifié, se glisse ce mauvais sentiment. Or l’on sait quelles séductions il exerce sur les hommes faibles, leur laissant croire qu’ils deviendront bienveillants, propres aux affaires politiques, dévoués aux intérêts communs, et non pas durs et inflexibles. Aussi les Stoïciens ont-ils tout d’abord distingué par des noms différents la pudeur, la honte, la mauvaise honte[1] : dans la crainte que la confusion des mots ne laissât un prétexte à la mauvaise honte pour exercer ses ravages. Mais ils voudront bien nous accorder la permission d’employer ces mêmes mots sans que nous y attachions une pensée calomniatrice, ou plutôt d’en user à la façon d’Homère, et de dire :

La honte est aux mortels nuisible autant qu’utile[2],

Car c’est à bon droit que le poëte la dit « nuisible », avant de la dire « utile ». Elle n’offre d’utilité que quand la raison lui ôte ce qu’elle a d’excessif et la réduit à sa juste mesure.

3. Avant tout, l’homme dominé par la mauvaise honte doit être persuadé qu’il est l’esclave d’une passion funeste. Or rien de ce qui est funeste ne saurait être honnête. Il ne faut pas non plus qu’il prenne plaisir au charme trop séducteur des éloges, s’il s’entend appeler homme aimable et gai, plutôt qu’homme grave, généreux et juste. Il ne faut pas que, comme le Pégase d’Euripide,

Qui cédait en tremblant, et plus qu’on ne voulait,

plus que ne voulait Bellérophon, l’homme dominé par la fausse honte acquiesce à toutes demandes parce qu’il aura peur de paraître dur et inhumain. On dit que le roi Boc-

  1. Amyot ajoute : « Mais ces termes-là propres ne se peuvent trouver en la langue françoise. »
  2. Iliade, XXIV, 45.