Page:Œuvres complètes de Plutarque - Œuvres morales et œuvres diverses, tome 2, 1870.djvu/637

Cette page n’a pas encore été corrigée

Les curieux n'ont pas d'autre Muse, pas d'autre Sirène : c'est pour eux le plus délicieux des concerts. La curiosité est une manie d'apprendre ce que les autres cachent et dissimulent. Or comme, loin de cacher ce qu'ils possèdent de bon, les gens s'attribuent même le bien qu'ils n'ont pas, il en résulte que le curieux, ne désirant apprendre que les mauvaises choses, est atteint d'une maladie que j'appellerai « joie du chagrin des autres ». C'est là une joie qui est sœur de la haine et de l'envie. L'envie est la douleur du bien qui arrive aux autres, et la passion du curieux est la joie du chagrin qu'ils éprouvent. L'une et l'autre ont pour principe la méchanceté, sentiment sauvage et cruel.

[7] Or, il est si pénible pour chacun de mettre à nu ses propres maux, qu'on en a vu beaucoup aimer mieux se laisser mourir que de révéler aux médecins certaines maladies cachées. Supposez qu'Hérophile, Erasistrate, ou Esculape lui-mème lorsqu'il était homme, munis de leurs drogues et de leurs instruments, se fussent présentés de maison en maison, demandant si quelqu'un avait une fistule à l'anus, ou si une femme avait un cancer à la matrice, (et pourtant la curiosité, en médecine, fait le salut du malade), tout le monde, je pense, aurait chassé l'indiscret qui, n'attendant pas qu'on eût recours à lui, se mettait, sans en être requis, à la découverte des maladies des autres. Eh bien ! les curieux vont pareillement à la recherche de maladies pires encore ; et ce n'est pas pour les guérir, c'est seulement pour les dévoiler. Aussi la haine dont ils sont l'objet est-elle bien judicieuse. Quand ne pouvons-nous pas supporter et exécrons-nous les agents de la douane ? Ce n'est pas lorsqu'ils inspectent les objets que nous faisons entrer à découvert ; c'est quand, pour trouver ce qu'ils supposent caché par nous, ils bouleversent nos autres bagages et nos autres ballots. Or c'est la loi qui les autorise à le faire, et il y a dommage pour eux quand ils y manquent. Mais les curieux négligent et ruinent leurs propres affaires pour s'occuper de celles d'autrui. Il est bien rare qu'ils aillent aux champs. Le calme et le silence de la solitude leur est insupportable.