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t il est dévoré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez en arrêter le progrès ; mais si Julie, pure et chaste, a pourtant succombé, comment se relèvera-t-elle après sa chute ? Comment résistera-t-elle à l’amour vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous les plaisirs passés ? Jeune amante, ne vous en imposez plus, et renoncez à la confiance qui vous a séduite : vous êtes perdue, s’il faut combattre encore : vous serez avilie et vaincue, et le sentiment de votre bonté étouffera par degrés toutes vos vertus. L’amour s’est insinué trop avant dans la substance de votre âme pour que vous puissiez jamais l’en chasser ; il en renforce et pénètre tous les traits comme une eau forte et corrosive, vous n’en effacerez jamais la profonde impression sans effacer à la fois tous les sentiments exquis que vous reçûtes de la nature ; et, quand il ne vous restera plus d’amour, il ne vous restera plus rien d’estimable. Qu’avez-vous donc maintenant à faire, ne pouvant plus changer l’état de votre cœur ? Une seule chose, Julie, c’est de le rendre légitime. Je vais vous proposer pour cela l’unique moyen qui vous reste ; profitez-en tandis qu’il est temps encore ; rendez à l’innocence et à la vertu cette sublime raison dont le ciel vous fit dépositaire, ou craignez d’avilir à jamais le plus précieux de ses dons.

J’ai dans le duché d’York une terre assez considérable, qui fut longtemps le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien, mais bon et commode ; les environs sont solitaires, mais agréables et variés. La rivière d’Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective charmante à la vue, et un débouché facile aux denrées. Le produit de la terre suffit pour l’honnête entretien du maître, et peut doubler sous ses yeux. L’odieux préjugé n’a point d’accès dans cette heureuse contrée ; l’habitant paisible y conserve encore les mœurs simples des premiers temps, et l’on y trouve une image du Valais décrit avec des traits si touchants par la plume de votre ami ! Cette terre est à vous, Julie, si vous daignez l’habiter avec lui ; et c’est là que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par où finit la lettre dont je parle.

Venez, modèle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidèle, prendre possession d’un lieu fait pour servir d’asile à l’amour et à l’innocence ; venez y serrer, à la face du ciel et des hommes, le doux nœud qui vous unit ; venez honorer de l’exemple de vos vertus un pays où elles seront adorées, et des gens simples portés à les imiter. Puissiez-vous en ce lieu tranquille goûter à jamais dans les sentiments qui vous unissent le bonheur des âmes pures ! puisse le ciel y bénir vos chastes feux d’une famille qui vous ressemble ! puissiez-vous y prolonger vos jours dans une honorable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement dans les bras de vos enfants ! puissent nos neveux, en parcourant avec un charme secret ce monument de la félicité conjugale, dire un jour dans l’attendrissement de leur cœur : « Ce fut ici l’asile de l’innocence, ce fut ici la demeure des deux amants ! »

Votre sort est en vos mains, Julie ; pesez attentivement la proposition que je vous fais, et n’en examinez que le fond ; car d’ailleurs je me charge d’assurer d’avance et irrévocablement votre ami de l’engagement que je prends ; je me charge aussi de la sûreté de votre départ, et de veiller avec lui à celle de votre personne jusqu’à votre arrivée : là vous pourrez aussitôt vous marier publiquement sans obstacle ; car parmi nous une fille nubile n’a nul besoin du consentement d’autrui pour disposer d’elle-même. Nos sages lois n’abrogent point celles de la nature ; et s’il résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu’il prévient. J’ai laissé à Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d’une fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à l’aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s’agit. Quand il sera temps, nous partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre époux.

Je vous laisse à vos réflexions ; mais, je le répète, craignez l’erreur des préjugés et la séduction des scrupules, qui mènent souvent au vice par chemin de l’honneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d’un père intraitable vous entraînera dans l’abîme que vous ne connaîtrez qu’après la chute. Votre extrême douceur dégénère quelquefois en timidité : vous serez sacrifiée à la chimère