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de ce départ si cruel et si nécessaire. Tu l’as voulu, je l’ai promis, je tiendrai parole avec cette même franchise qui nous est commune, et qui ne mit jamais aucun avantage en balance avec la bonne foi. Lis donc, chère et déplorable amie, lis, puisqu’il le faut ; mais prends courage, et tiens-toi ferme.

Toutes les mesures que j’avais prises et dont je te rendis compte hier ont été suivies de point en point. En rentrant chez moi j’y trouvai M. d’Orbe et milord Edouard. Je commençai par déclarer au dernier ce que nous savions de son héroïque générosité, et lui témoignai combien nous en étions toutes deux pénétrées. Ensuite je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d’éloigner promptement ton ami, et les difficultés que je prévoyais à l’y résoudre. Milord sentit parfaitement tout cela, et montra beaucoup de douleur de l’effet qu’avait produit son zèle inconsidéré. Ils convinrent qu’il était important de précipiter le départ de ton ami, et de saisir un moment de consentement pour prévenir de nouvelles irrésolutions, et l’arracher au continuel danger du séjour. Je voulais charger M. d’Orbe de faire à son insu les préparatifs convenables ; mais milord, regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise serait prête ce matin à onze heures ; ajoutant qu’il l’accompagnerait aussi loin qu’il serait nécessaire, et proposa de l’emmener d’abord sous un autre prétexte, pour le déterminer plus à loisir. Cet expédient ne me parut pas assez franc pour nous et pour notre ami, et je ne voulus pas non plus l’exposer loin de nous au premier effet d’un désespoir qui pouvait plus aisément échapper aux yeux de milord qu’aux miens. Je n’acceptai pas, par la même raison, la proposition qu’il fit de lui parler lui-même et d’obtenir son consentement. Je prévoyais que cette négociation serait délicate, et je n’en voulus charger que moi seule ; car je connais plus sûrement les endroits sensibles de son cœur, et je sais qu’il règne toujours entre hommes une sécheresse qu’une femme sait mieux adoucir. Cependant je conçus que les soins de milord ne nous seraient pas inutiles pour préparer les choses. Je vis tout l’effet que pouvaient produire sur un cœur vertueux les discours d’un homme sensible qui croit n’être qu’un philosophe, et quelle chaleur la voix d’un ami pouvait donner aux raisonnements d’un sage.

J’engageai donc milord Edouard à passer avec lui la soirée, et, sans rien dire qui eût un rapport direct à sa situation, de disposer insensiblement son âme à la fermeté stoïque. « Vous qui savez si bien votre Epictète, lui dis-je, voici le cas ou jamais de l’employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparents des biens réels, ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment où l’épreuve se prépare au dehors, prouvez-lui qu’on ne reçoit jamais de mal que de soi-même, et que le sage, se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur. » Je compris à sa réponse que cette légère ironie, qui ne pouvait le fâcher, suffisait pour exciter son zèle, et qu’il comptait fort m’envoyer le lendemain ton ami bien préparé. C’était tout ce que j’avais prétendu ; car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parlière, je suis persuadée qu’un honnête homme a toujours, quelque honte de changer de maxime du soir au matin et de se dédire en son cœur, dès le lendemain, de tout ce que sa raison lui dictait la veille.

M. d’Orbe voulait être aussi de la partie, et passer la soirée avec eux, mais je le priai de n’en rien faire ; il n’aurait fait que s’ennuyer ou gêner l’entretien. L’intérêt que je prends à lui ne m’empêche pas de voir qu’il n’est point du vol des deux autres. Ce penser mâle des âmes fortes, qui leur donne un idiome si particulier, est une langue dont il n’a pas la grammaire. En les quittant, je songeai au punch ; et, craignant les confidences anticipées, j’en glissai un mot en riant à milord. « Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n’y vois aucun danger ; mais je ne m’en suis jamais fait l’esclave ; il s’agit ici de l’honneur de Julie, du destin, peut-être de la vie d’un homme et de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner à l’entretien quelque air de préparation ; mais ce punch sera de la limonade ; et, comme il s’abstient d’en boire, il ne s’en apercevra point. » Ne trouves-tu pas, ma chère, qu’on doit être