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en termes honnêtes, mais précis. « Vous savez, m’a-t-il dit, à qui je vous destine ; je vous l’ai déclaré dès mon arrivée, et ne changerai jamais d’intention sur ce point. Quant à l’homme dont m’a parlé milord Edouard, quoique je ne lui dispute point le mérite que tout le monde lui trouve, je ne sais s’il a conçu de lui-même le ridicule espoir de s’allier à moi, ou si quelqu’un a pu le lui inspirer ; mais, quand je n’aurais personne en vue, et qu’il aurait toutes les guinées de l’Angleterre, soyez sûre que je n’accepterais jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir et de lui parler de votre vie, et cela autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d’inclination pour lui, je le hais, surtout à présent, pour les excès qu’il m’a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalité. »

A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, et presque avec le même air de sévérité qu’il venait de se reprocher. Ah ! ma cousine, quels monstres d’enfer sont ces préjugés qui dépravent les meilleurs cœurs, et font taire à chaque instant la nature !

Voilà, ma Claire, comment s’est passée l’explication que tu avais prévue, et dont je n’ai pu comprendre la cause jusqu’à ce que ta lettre me l’ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle évolution s’est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée ; il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l’heureux temps où je vivais tranquille et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute avec celui des biens qu’elle m’a fait perdre. Dis, cruelle, dis-le-moi, si tu l’oses, le temps de l’amour serait-il passé, et faut-il ne se plus revoir ? Ah ! sens-tu bien tout ce qu’il y a de sombre et d’horrible dans cette funeste idée ? Cependant l’ordre de mon père est précis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui résulte en moi de tant de mouvements opposés qui s’entre-détruisent ? Une sorte de stupidité qui me rend l’âme presque insensible, et ne me laisse l’usage ni des passion, ni de la raison. Le moment est critique, tu me l’as dit et je le sens ; cependant, je ne fus jamais moins en état de me conduire. J’ai voulu tenter vingt fois d’écrire à celui que j’aime : je suis prête à m’évanouir à chaque ligne, et n’en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie ; daigne penser, parler, agir pour moi ; je remets mon sort en tes mains ; quelque parti que tu prennes, je confirme d’avance tout ce que tu feras : je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l’amour m’a vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même, donne-moi la mort s’il faut que je meure, mais ne me force pas à me percer le cœur de ma propre main.

O mon ange ! ma protectrice ! quel horrible emploi je te laisse ! Auras-tu le courage de l’exercer ? Sauras-tu bien en adoucir la barbarie ! Hélas ! ce n’est pas mon cœur seul qu’il faut déchirer. Claire, tu le sais, comment je suis aimée ! Je n’ai pas même la consolation d’être la plus à plaindre. De grâce ! fais parler mon cœur par ta bouche ; pénètre le tien de la tendre commisération de l’amour ; console un infortuné ; dis-lui cent fois… Ah ! dis-lui… Ne crois-tu pas, chère amie, que, malgré tous les préjugés, tous les obstacles, tous les revers, le ciel nous a faits l’un pour l’autre ? Oui, oui, j’en suis sûre, il nous destine à être unis ; il m’est impossible de perdre cette idée, il m’est impossible de renoncer à l’espoir qui la suit. Dis-lui qu’il se garde lui-même du découragement et du désespoir. Ne t’amuse point à lui demander en mon nom amour et fidélité, encore moins à lui en promettre autant de ma part ; l’assurance n’en est-elle pas au fond de nos âmes ? Ne sentons-nous pas qu’elles sont indivisibles, et que nous n’en avons plus qu’une à nous deux ? Dis-lui donc seulement qu’il espère, et que, si le sort nous poursuit, il se fie au moins à l’amour ; car, je le sens, ma cousine, il guérira de manière ou d’autre les maux qu’il nous cause, et quoi que le ciel ordonne de nous, nous ne vivrons pas longtemps séparés.

P.-S. ─ Après ma lettre écrite, j’ai passé dans la chambre de ma mère, et je me suis trouvée si mal que je suis obligée de venir me remettre dans mon lit : je m’aperçois même… je crains… Ah ! ma chère, je crains bien que ma chute d’hier n’ait quelque suite plus funeste que je n’avais pensé. Ainsi tout est fini pour moi ; toutes mes espérances m’abandonnent en même temps.