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sa main, non comme une grâce, mais comme un récompense. »

Non encore exercé à lutter contre lui-même, non encore accoutumé à désirer une chose et à en vouloir une autre, le jeune homme ne se rend pas ; il résiste, il dispute. Pourquoi se refuserait-il au bonheur qui l’attend ? Ne serait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de tarder à l’accepter ? Qu’est-il besoin de s’éloigner d’elle pour s’instruire de ce qu’il doit savoir ? Et quand cela serait nécessaire, pourquoi ne lui laisserait-il pas, dans des nœuds indissolubles, le gage assuré de son retour ? Qu’il soit son époux, et il est prêt à me suivre ; qu’ils soient unis, et il la quitte sans crainte... Vous unir pour vous quitter, cher Émile, quelle contradiction ! Il est beau qu’un amant puisse vivre sans sa maîtresse ; mais un mari ne doit jamais quitter sa femme sans nécessité. Pour guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent être involontaires : il faut que vous puissiez dire à Sophie que vous la quittez malgré vous. Eh bien ! soyez content, et, puisque vous n’obéissez pas à la raison, reconnaissez un autre maître. Vous n’avez pas oublié l’engagement que vous avez pris avec moi. Émile, il faut quitter Sophie ; je le veux.

À ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et puis, me regardant avec assurance, il me dit : Quand partons-nous ? Dans huit jours, lui dis-je ; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles, on leur doit des ménagements ; et cette absence n’étant pas un devoir pour elle comme pour vous, il lui est permis de la supporter avec moins de courage.

Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu’à la séparation de mes jeunes gens le journal de leurs amours ; mais j’abuse depuis longtemps de l’indulgence des lecteurs ; abrégeons pour finir une fois. Émile osera-t-il porter aux pieds de sa maîtresse la même assurance qu’il vient de montrer à son ami ? Pour moi, je le crois ; c’est de la vérité même de son amour qu’il doit tirer cette assurance. Il serait plus confus devant elle s’il lui en coûtait moins de la quitter ; il la quitterait en coupable, et ce rôle est toujours embarrassant pour un cœur honnête : mais plus le sacrifice lui coûte, plus il s’en honore aux yeux de celle qui le lui rend pénible. Il n’a pas peur qu’elle prenne le change sur le motif qui le détermine. Il semble lui dire à chaque regard : O Sophie ! lis dans mon cœur, et sois fidèle ; tu n’as pas un amant sans vertu.

La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec dignité le coup imprévu qui la frappe. Elle s’efforce d’y paraître insensible ; mais, comme elle n’a pas, ainsi qu’Émile, l’honneur du combat et de la victoire, sa fermeté se soutient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit d’elle, et la frayeur d’être oubliée aigrit la douleur de la séparation. Ce n’est pas devant son amant qu’elle pleure, ce n’est pas à lui qu’elle montre ses frayeurs ; elle étoufferait plutôt que de laisser échapper un soupir en sa présence : c’est moi qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, qu’elle affecte de prendre pour confident. Les femmes sont adroites et savent se déguiser : plus elle murmure en secret contre ma tyrannie, plus elle est attentive à me flatter ; elle sent que son sort est dans mes mains.

Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, ou plutôt de son époux : qu’elle lui garde la même fidélité qu’il aura pour elle, et dans deux ans il le sera, je le jure. Elle m’estime assez pour croire que je ne veux pas la tromper. Je suis garant de chacun des deux envers l’autre. Leurs cœurs, leur vertu, ma probité, la confiance de leurs parents, tout les rassure. Mais que sert la raison contre la faiblesse ? Ils se séparent comme s’ils ne devaient plus se voir.

C’est alors que Sophie se rappelle les regrets d’Eucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissons point durant l’absence réveiller ces fantasques amours. Sophie, lui dis-je un jour, faites avec Émile un échange de livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin qu’il apprenne à lui ressembler ; et qu’il vous donne le Spectateur, dont vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, et songez que dans deux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, et leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.

Le digne père de Sophie, avec lequel j’ai tout concerté, m’embrasse en recevant mes adieux ; puis, me prenant à part, il me dit ces