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du mari, qu’il a saisie, et de l’autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l’arrosant de pleurs. La naïve vivacité du jeune homme touche tout le monde ; mais la fille, plus sensible que personne à cette marque de son bon cœur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux examiner sa figure ; elle n’y trouve rien qui démente la comparaison. Son air aisé a de la liberté sans arrogance ; ses manières sont vives sans étourderie ; sa sensibilité rend son regard plus doux, sa physionomie plus touchante : la jeune personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient : elle se reproche déjà les pleurs prêts à s’échapper de ses yeux, comme s’il était mal d’en verser pour sa famille.

La mère, qui dès le commencement du souper n’a cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et l’en délivre en l’envoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : Sophie, remettez-vous ; ne cesserez-vous point de pleurer les malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, n’y soyez pas plus sensible qu’eux-mêmes.

À ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile. Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui l’ose porter. Sophie, ô Sophie ! est-ce vous que mon cœur cherche ? est-ce vous que mon cœur aime ? Il l’observe, il la contemple avec une sorte de crainte et de défiance. Il ne voit pas exactement la figure qu’il s’était peinte ; il ne sait si celle qu’il voit vaut mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque mouvement, chaque geste ; il trouve à tout mille interprétations confuses ; il donnerait la moitié de sa vie pour qu’elle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et troublé ; ses yeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard : Guidez-moi tandis qu’il est temps ; si mon cœur se livre et se trompe, je n’en reviendrai de mes jours.

Émile est l’homme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l’examinent, et dont le plus distrait en apparence est en effet le plus attentif ? Son désordre n’échappe point aux yeux pénétrants de Sophie ; les siens l’instruisent de reste qu’elle en est l’objet : elle voit que cette inquiétude n’est pas de l’amour encore ; mais qu’importe ? il s’occupe d’elle, et cela suffit : elle sera bien malheureuse s’il s’en occupe impunément.

Les mères ont des yeux comme leurs filles, et l’expérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit dans les cœurs des deux jeunes gens ; elle voit qu’il est temps de fixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa douceur naturelle, répond d’un ton timide qui ne fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, Émile est rendu ; c’est Sophie, il n’en doute plus. Ce ne la serait pas, qu’il serait trop tard pour s’en dédire.

C’est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son cœur, et qu’il commence d’avaler à long traits le poison dont elle l’enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus ; il ne voit que Sophie ; il n’entend que Sophie : si elle dit un mot, il ouvre la bouche ; si elle baisse les yeux, il les baisse ; s’il la voit soupirer, il soupire : c’est l’âme de Sophie qui paraît l’animer. Que la sienne a changé dans peu d’instants ! Ce n’est plus le tour de Sophie de trembler, c’est celui d’Émile. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise. Confus, embarrassé, craintif, il n’ose plus regarder autour de lui, de peur de voir qu’on le regarde. Honteux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d’Émile ; elle voit son triomphe, elle en jouit.

No’l mostra già, ben che in suo cor ne rida.

Elle n’a pas changé de contenance ; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre cœur palpite de joie, et lui dit que Télémaque est trouvé.

Si j’entre ici dans l’histoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes amours, on regardera ces détails comme un