plaisir imaginaire, et n’en est pas moins abhorré.
Pour moi, j’aurais beau changer étant riche, il est un point où je ne changerai jamais. S’il ne me reste ni mœurs ni vertu, il me restera du moins quelque goût, quelque sens, quelque délicatesse ; et cela me garantira d’user ma fortune en dupe à courir après des chimères, d’épuiser ma bourse et ma vie à me faire trahir et moquer par des enfants. Si j’étais jeune, je chercherais les plaisirs de la jeunesse ; et, les voulant dans toute leur volupté, je ne les chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je suis, ce serait autre chose ; je me bornerais prudemment aux plaisirs de mon âge ; je prendrais les goûts dont je peux jouir, et j’étoufferais ceux qui ne feraient plus que mon supplice. Je n’irais point offrir ma barbe grise aux dédains railleurs des jeunes filles ; je ne supporterais point de voir mes dégoûtantes caresses leur faire soulever le cœur, de leur préparer à mes dépens les récits les plus ridicules, de les imaginer décrivant les vilains plaisirs du vieux singe, de manière à se venger de les avoir endurés. Que si des habitudes mal combattues avaient tourné mes anciens désirs en besoins, j’y satisferais peut-être, mais avec honte, mais en rougissant de moi. J’ôterais la passion du besoin, je m’assortirais le mieux qu’il me serait possible, et m’en tiendrais là : je ne me ferais plus une occupation de ma faiblesse, et je voudrais surtout n’en avoir qu’un seul témoin. La vie humaine a d’autres plaisirs, quand ceux-là lui manquent ; en courant vainement après ceux qui fuient, on s’ôte encore ceux qui nous sont laissés. Changeons de goûts avec les années, ne déplaçons pas plus les âges que les saisons : il faut être soi dans tous les temps, et ne point lutter contre la nature : ces vains efforts usent la vie et nous empêchent d’en user.
Le peuple ne s’ennuie guère, sa vie est active ; si ses amusements ne sont pas variés, ils sont rares ; beaucoup de jours de fatigue lui font goûter avec délices quelques jours de fêtes. Une alternative de longs travaux et de courts loisirs tient lieu d’assaisonnement aux plaisirs de son état. Pour les riches, leur grand fléau, c’est l’ennui ; au sein de tant d’amusements rassemblés à grands frais, au milieu de tant de gens concourant à leur plaire, l’ennui ; les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et à en être atteints : ils sont accablés de son poids insupportable : les femmes surtout, qui ne savent plus ni s’occuper ni s’amuser, en sont dévorées sous le nom de vapeurs ; il se transforme pour elles en un mal horrible, qui leur ôte quelquefois la raison, et enfin la vie. Pour moi, je ne connais point de sort plus affreux que celui d’une jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s’attache à elle, qui, changé de même en femme oisive, s’éloigne ainsi doublement de son état, et à qui la vanité d’être homme à bonnes fortunes fait supporter la langueur des plus tristes jours qu’ait jamais passés créature humaine.
Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade uniformité. Le plaisir qu’on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde : on ne l’a ni pour eux ni pour soi [1]. Le ridicule, que l’opinion redoute sur toute chose, est toujours à côté d’elle pour la tyranniser et pour la punir. On n’est jamais ridicule que par des formes déterminées : celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface aujourd’hui l’impression d’hier : il est comme nul dans l’esprit des hommes ; mais il jouit, car il est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule forme constante serait celle-là ; dans chaque situation je ne m’occuperais d’aucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-même, comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs ; et quand je parlerais d’agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n’irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d’une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j’aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts ; et,
- ↑ Deux femmes du monde, pour avoir l’air de s’amuser beaucoup, se font une loi de ne jamais se coucher qu’à cinq heures du matin. Dans la rigueur de l’hiver, leurs gens passent la nuit dans la rue à les attendre, fort embarrassés à s’y garantir d’être gelés. On entre un soir, ou pour mieux dire, un matin, dans l’appartement où ces deux personnes si amusées laissaient couler les heures sans les compter : On les trouve exactement seules, dormant chacune dans son fauteuil.