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la cause de cette première inquiétude, qui n’est pas facile à calmer, et qui ne tarde pas à renaître. Pour moi, plus je réfléchis à cette importante crise et à ses causes prochaines ou éloignées, plus je me persuade qu’un solitaire élevé dans un désert, sans livres, sans instruction et sans femmes, y mourrait vierge à quelque âge qu’il fût parvenu.

Mais il n’est pas ici question d’un sauvage de cette espèce. En élevant un homme parmi ses semblables et pour la société, il est impossible, il n’est même pas à propos de le nourrir toujours dans cette salutaire ignorance ; et ce qu’il y a de pis pour la sagesse est d’être savant à demi. Le souvenir des objets qui nous ont frappés, les idées que nous avons acquises, nous suivent dans la retraite, la peuplent, malgré nous, d’images plus séduisantes que les objets mêmes, et rendent la solitude aussi funeste à celui qui les y porte, qu’elle est utile à celui qui s’y maintient toujours seul.

Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se garantir de tout le reste ; mais c’est à vous de le garantir de lui. Ne le laissez seul ni jour ni nuit, couchez tout au moins dans sa chambre : qu’il ne se mette au lit qu’accablé de sommeil et qu’il en sorte à l’instant qu’il s’éveille. Défiez-vous de l’instinct sitôt que vous ne vous y bornez plus : il est bon tant qu’il agit seul ; il est suspect dès qu’il se mêle aux institutions des hommes : il ne faut pas le détruire, il faut le régler ; et cela peut-être est plus difficile que de l’anéantir. Il serait très dangereux qu’il apprît à votre élève à donner le change à ses sens et à suppléer aux occasions de les satisfaire : s’il connaît une fois ce dangereux supplément, il est perdu. Dès lors il aura toujours le corps et le cœur énervés ; il portera jusqu’au tombeau les tristes effets de cette habitude, la plus funeste à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. Sans doute il vaudrait mieux encore... Si les fureurs d’un tempérament ardent deviennent invincibles, mon cher Émile, je te plains ; mais je ne balancerai pas un moment, je ne souffrirai point que la fin de la nature soit éludée. S’il faut qu’un tyran te subjugue, je te livre par préférence à celui dont je peux te délivrer : quoi qu’il arrive, je t’arracherai plus aisément aux femmes qu’à toi.

Jusqu’à vingt ans le corps croît, il a besoin de toute sa substance : la continence est alors dans l’ordre de la nature, et l’on n’y manque guère qu’aux dépens de sa constitution. Depuis vingt ans la continence est un devoir de morale ; elle importe pour apprendre à régner sur soi-même, à rester le maître de ses appétits. Mais les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs règles. Quand la faiblesse humaine rend une alternative inévitable, de deux maux préférons le moindre ; en tout état de cause il vaut mieux commettre une faute que de contracter un vice.

Souvenez-vous que ce n’est plus de mon élève que je parle ici, c’est du vôtre. Ses passions, que vous avez laissées fermenter, vous subjuguent : cédez-leur donc ouvertement, et sans lui déguiser sa victoire. Si vous savez la lui montrer dans son vrai, il en sera moins fier que honteux, et vous vous ménagerez le droit de le guider durant son égarement, pour lui faire au moins éviter les précipices. Il importe que le disciple ne fasse rien que le maître ne le sache et ne le veuille, pas même ce qui est mal ; et il vaut cent fois mieux que le gouverneur approuve une faute et se trompe, que s’il était trompé par son élève, et que la faute se fît sans qu’il en sût rien. Qui croit devoir fermer les yeux sur quelque chose se voit bientôt forcé de les fermer sur tout : le premier abus toléré en amène un autre ; et cette chaîne ne finit plus qu’au renversement de tout ordre et au mépris de toute loi.

Une autre erreur que j’ai déjà combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la dignité magistrale, et de vouloir passer pour un homme parfait dans l’esprit de son disciple. Cette méthode est à contresens. Comment ne voient-ils pas qu’en voulant affermir leur autorité ils la détruisent ; que pour faire écouter ce qu’on dit il faut se mettre à la place de ceux à qui l’on s’adresse, et qu’il faut être homme pour savoir parler au cœur humain ? Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne persuadent : on se dit toujours qu’il leur est bien aisé de combattre des passions qu’ils ne sentent pas. Montrez vos faiblesses à votre élève, si vous voulez le guérir des siennes : qu’il voie en vous les mêmes combats qu’il éprouve, qu’il apprenne à se vaincre à votre