Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/595

Cette page n’a pas encore été corrigée

autre monde ont mis les pieds dans le leur ? Vont-ils au Japon, dont leurs manœuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des générations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus un zèle hypocrite pour s’emparer doucement de l’empire ? Vont-ils dans les harems des princes de l’Asie annoncer l’Évangile à des milliers de pauvres esclaves ? Qu’ont fait les femmes de cette partie du monde pour qu’aucun missionnaire ne puisse leur prêcher la foi ? Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses ?

Quand il serait vrai que l’Évangile est annoncé par toute la terre, qu’y gagnerait-on ? la veille du jour que le premier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu’un qui n’a pu l’entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelqu’un-là. N’y eût-il dans tout l’univers qu’un seul homme à qui l’on n’aurait jamais prêché Jésus-Christ, l’objection serait aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.

Quand les ministres de l’Évangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit qu’on pût raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification ? Vous m’annoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à l’autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui n’auront point cru à ce mystère seront damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si vite sur la seule autorité d’un homme que je ne connais point ! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les événements dont il voulait m’obliger d’être instruit ? Est-ce un crime d’ignorer ce qui se passe aux antipodes ? Puis-je deviner qu’il y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu et une ville de Jérusalem ? Autant vaudrait m’obliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me l’apprendre ; mais pourquoi n’êtes-vous pas venu l’apprendre à mon père ? ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n’en avoir jamais rien su ? Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité ? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à ma place : voyez si je dois, sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables que vous me dites, et concilier tant d’injustices avec le Dieu juste que vous m’annoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain où s’opérèrent tant de merveilles inouïes dans celui-ci, que j’aille savoir pourquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne l’ont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui n’en ai jamais entendu parler que par vous ? Vous ajoutez qu’ils ont été punis, dispersés, opprimés, asservis, qu’aucun d’eux n’approche plus de la même ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela ; mais les habitants d’aujourd’hui, que disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs ? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.

Quoi ! dans cette même ville où Dieu est mort, les anciens ni les nouveaux habitants ne l’ont point reconnu, et vous voulez que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après à deux mille lieues de là ! Ne voyez-vous pas qu’avant que j’ajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par d’autres que vous quand et par qui il a été fait, comment il s’est conservé, comment il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent, quoiqu’ils sachent aussi bien que vous tout ce que vous m’apprenez ? Vous sentez bien qu’il faut nécessairement que j’aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même : il faudrait que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.

Non seulement ce discours me paraît raisonnable, mais je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification des preuves, veut se dépêcher de l’instruire et de le baptiser. Or, je soutiens qu’il n’y a pas de révélation contre laquelle les mêmes objections n’aient autant et plus de force que contre le christianisme.