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parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation ! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l’osent rejeter ; et, contre l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls ; comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d’un peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il refuse aux écrivains les plus célèbres ? Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d’accord sur ce seul point ? O Montaigne ! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, d’être clément, bienfaisant, généreux ; où l’homme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.

Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt. Mais d’où vient donc que le juste y concourt à son préjudice ? Qu’est-ce qu’aller à la mort pour son intérêt ? Sans doute nul n’agit que pour son bien ; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais par l’intérêt propre que les actions des méchants. Il est même à croire qu’on ne tentera point d’aller plus loin. Ce serait une trop abominable philosophie que celle où l’on serait embarrassé des actions vertueuses ; où l’on ne pourrait se tirer d’affaire qu’en leur controuvant des intentions basses et des motifs sans vertu ; où l’on serait forcé d’avilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que celle de la raison, s’élèveraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans l’excuse de l’être de bonne foi.

Mon dessein n’est pas d’entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre cœur. Quand tous les philosophes prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas davantage.

Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l’amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toute nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.

Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées [1]. Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature ; et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n’en

  1. À certains égards les idées sont des sentiments et les sentiments sont des idées. Les deux noms conviennent à toute perception qui nous occupe et de son objet, et de nous-mêmes qui en sommes affectés : il n’y a que l’ordre de cette affection qui détermine le nom qui lui convient. Lorsque, premièrement occupé de l’objet, nous ne pensons à nous que par réflexion, c’est une idée ; au contraire, quand l’impression reçue excite notre première attention, et que nous ne pensons que par réflexion à l’objet qui la cause, c’est un sentiment.