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ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n’a ni souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien.

Où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est inséparable de la bonté ; or la bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l’acte perpétuel de la puissance ; elle n’agit point sur ce qui n’est pas ; Dieu n’est pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien [1]. Donc l’Etre souverainement bon parce qu’il est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait lui-même ; car l’amour de l’ordre qui le produit s’appelle bonté, et l’amour de l’ordre qui le conserve s’appelle justice.

Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être. Or c’est leur promettre un bien que de leur en donner l’idée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses ; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous quand cette attente est frustrée ! La conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie en gémissant : Tu m’as trompé !

Je t’ai trompé, téméraire ! et qui te l’a dit ? Ton âme est-elle anéantie ? As-tu cessé d’exister ? O Brutus, ô mon fils ! ne souille point ta noble vie en la finissant ; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne ? Tu vas mourir, penses-tu : non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis.

On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu’il est obligé de payer leur vertu d’avance. Oh ! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n’est point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c’est après qu’ils l’ont parcourue.

Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps ; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immatérialité de l’âme que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde, cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais : Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort. J’aurais, à la vérité, l’embarras de me demander où est l’homme, quand tout ce qu’il avait de sensible est détruit. Cette question n’est plus une difficulté pour moi, sitôt que j’ai reconnu deux substances. Il est très simple que, durant ma vie corporelle, n’apercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis m’échappe. Quand l’union du corps et de l’âme est rompue, je conçois que l’un peut se dissoudre, et l’autre se conserver. Pourquoi la destruction de l’un entraînerait-elle la destruction de l’autre ? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étaient, par leur union, dans un état violent ; et quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel : la substance active et vivante regagne toute la force qu’elle employait à mouvoir la substance passive et morte. Hélas ! je le sens trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps.

Mais quelle est cette vie ? et l’âme est-elle immortelle par sa nature ? Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes : tout ce qu’on appelle infini m’échappe. Que puis-je nier, affirmer ? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir ? Je crois que l’âme survit au corps assez pour le maintien de l’ordre : qui sait si c’est assez pour durer

  1. Quand les anciens appelaient optimus maximus le Dieu suprême, ils disaient très vrai ; mais en disant maximus optimus, ils auraient parlé plus exactement puisque sa bonté vient de sa puissance ; il est bon parce qu’il est grand.