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Est-il étrange qu’il se mutine et le haïsse à son tour ?

Je conçois bien qu’en se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conserver une apparente autorité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert l’autorité qu’on ne garde sur son élève qu’en fomentant les vices qu’elle devrait réprimer ; c’est comme si, pour calmer une cheval fougueux, l’écuyer le faisait sauter dans un précipice.

Loin que ce feu de l’adolescent soit un obstacle à l’éducation, c’est par lui qu’elle se consomme et s’achève ; c’est lui qui vous donne une prise sur le cœur d’un jeune homme, quand il cesse d’être moins fort que vous. Ses premières affections sont les rênes avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvements : il était libre, et je le vois asservi. Tant qu’il n’aimait rien, il ne dépendait que de lui-même et de ses besoins ; sitôt qu’il aime, il dépend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui l’unissent à son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, ne croyez pas qu’elle embrassera d’abord tous les hommes, et que ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, cette sensibilité se bornera premièrement à ses semblables ; et ses semblables ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l’habitude lui a rendus chers ou nécessaires, ceux qu’il voit évidemment avoir avec lui des manières de penser et de sentir communes, ceux qu’il voit exposés aux peines qu’il a souffertes et sensibles aux plaisirs qu’il a goûtés, ceux, en un mot, en qui l’identité de nature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à s’aimer. Ce ne sera qu’après avoir cultivé son naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments et sur ceux qu’il observera dans les autres, qu’il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous l’idée abstraite d’humanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l’identifier avec son espèce.

En devenant capable d’attachement, il devient sensible à celui des autres [1], et par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui ? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu’il s’en aperçût ! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui ; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs ! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire ; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l’obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l’avez surpris : il se dira qu’en feignant de l’obliger gratuitement, vous avez prétendu le charger d’une dette, et le lier par un contrat auquel il n’a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n’est que pour lui-même : vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l’argent qu’on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l’injustice : n’êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu’il n’a point acceptés ?

L’ingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient moins communs. On aime ce qui nous fait du bien ; c’est un sentiment si naturel ! L’ingratitude n’est pas dans le cœur de l’homme, mais l’intérêt y est : il y a moins d’obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix ; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude : c’est d’être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même ; en voulant l’enchaîner on le dégage ; on l’enchaîne en le laissant libre.

Quand le pêcheur amorce l’eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance ; mais quand, pris à l’hameçon caché sous l’appât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur ? le poisson est-il l’ingrat ? Voit-on jamais qu’un homme oublié par son bienfaiteur l’oublie ? Au contraire, il

  1. L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres ; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir.