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durables. Voilà comment je conçois que la physionomie annonce le caractère, et qu’on peut quelquefois juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connaissances que nous n’avons pas.

Un enfant n’a que deux affections bien marquées, la joie et la douleur : il rit ou il pleure ; les intermédiaires ne sont rien pour lui ; sans cesse il passe de l’un de ces mouvements à l’autre. Cette alternative continuelle empêche qu’ils ne fassent sur son visage aucune impression constante, et qu’il ne prenne de la physionomie : mais dans l’âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement, ou plus constamment affecté, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles à détruire ; et de l’état habituel de l’âme résulte un arrangement de traits que le temps rend ineffaçables. Cependant il n’est pas rare de voir des hommes changer de physionomie à différents âges. J’en ai vu plusieurs dans ce cas ; et j’ai toujours trouvé que ceux que j’avais pu bien observer et suivre avaient aussi changé de passions habituelles. Cette seule observation, bien confirmée, me paraîtrait décisive, et n’est pas déplacée dans un traité d’éducation, où il importe d’apprendre à juger des mouvements de l’âme par les signes extérieurs.

Je ne sais si, pour n’avoir pas appris à imiter des manières de convention et à feindre des sentiments qu’il n’a pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici : je sais seulement qu’il sera plus aimant, et j’ai bien de la peine à croire que celui qui n’aime que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire autant que celui qui tire de son attachement pour les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant à ce sentiment même, je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis pas contredit.

Je reviens donc à ma méthode, et je dis : Quand l’âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent ; donnez le change à leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens, en répriment l’activité. Eloignez-les des grandes villes, où la parure et l’immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs qu’ils ne doivent connaître que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se développer moins rapidement ; ou si leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même, une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés, leurs occupations, leurs plaisirs : ne leur montrez que des tableaux touchants, mais modestes, qui les remuent sans les séduire, et qui nourrissent leur sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi qu’il y a partout quelques excès à craindre, et que les passions immodérées font toujours plus de mal qu’on n’en veut éviter. Il ne s’agit pas de faire de votre élève un garde-malade, un frère de la charité, d’affliger ses regards par des objets continuels de douleurs et de souffrances, de le promener d’infirme en infirme, d’hôpital en hôpital, et de la Grève aux prisons ; il faut le toucher et non l’endurcir à l’aspect des misères humaines. Longtemps frappé des mêmes spectacles, on n’en sent plus les impressions ; l’habitude accoutume à tout ; ce qu’on voit trop on ne l’imagine plus, et ce n’est que l’imagination qui nous fait sentir les maux d’autrui : c’est ainsi qu’à force de voir mourir et souffrir, les prêtres et les médecins deviennent impitoyables. Que votre élève connaisse donc le sort de l’homme et les misères de ses semblables ; mais qu’il n’en soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi, et montré dans un jour convenable, lui donnera pour un mois d’attendrissement et de réflexions. Ce n’est pas tant ce qu’il voit, que son retour sur ce qu’il a vu, qui détermine le jugement qu’il en porte ; et l’impression durable qu’il reçoit d’un objet lui vient moins de l’objet même que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. C’est ainsi qu’en ménageant les exemples, les leçons, les images, vous émousserez longtemps l’aiguillon des sens, et donnerez le change à la nature en suivant ses propres directions.

À mesure qu’il acquiert des lumières, choisissez des idées qui s’y rapportent ; à mesure que nos désirs s’allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire,