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plus communs et les plus sensibles, et accoutumez votre élève à ne pas prendre ces phénomènes pour des raisons, mais pour des faits. Je prends une pierre, je feins de la poser en l’air ; j’ouvre la main, la pierre tombe. Je regarde Émile attentif à ce que je fais, et je lui dis : Pourquoi cette pierre est-elle tombée ?

Quel enfant restera court à cette question ? Aucun, pas même Émile, si je n’ai pris grand soin de le préparer à n’y savoir pas répondre. Tous diront que la pierre tombe parce qu’elle est pesante. Et qu’est-ce qui est pesant ? C’est ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu’elle tombe ? Ici mon petit philosophe est arrêté tout de bon. Voilà sa première leçon de physique systématique, et soit qu’elle lui profite ou non dans ce genre, ce sera toujours une leçon de bon sens.

À mesure que l’enfant avance en intelligence, d’autres considérations importantes nous obligent à plus de choix dans ses occupations. Sitôt qu’il parvient à se connaître assez lui-même pour concevoir en quoi consiste son bien-être, sitôt qu’il peut saisir des rapports assez étendus pour juger de ce qui lui convient et de ce qui ne lui convient pas, dès lors il est en état de sentir la différence du travail à l’amusement, et de ne regarder celui-ci que comme le délassement de l’autre. Alors des objets d’utilité réelle peuvent entrer dans ses études, et l’engager à y donner une application plus constante qu’il n’en donnait à de simples amusements. La loi de la nécessité, toujours renaissante, apprend de bonne heure à l’homme à faire ce qui ne lui plaît pas pour prévenir un mal qui lui déplairait davantage. Tel est l’usage de la prévoyance ; et, de cette prévoyance bien ou mal réglée, naît toute la sagesse ou toute la misère humaine.

Tout homme veut être heureux ; mais, pour parvenir à l’être, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur. Le bonheur de l’homme naturel est aussi simple que sa vie ; il consiste à ne pas souffrir : la santé, la liberté, le nécessaire le constituent. Le bonheur de l’homme moral est autre chose ; mais ce n’est pas de celui-là qu’il est ici question. Je ne saurais trop répéter qu’il n’y a que des objets purement physiques qui puissent intéresser les enfants, surtout ceux dont on n’a pas éveillé la vanité, et qu’on n’a point corrompus d’avance par le poison de l’opinion.

Lorsque avant de sentir leurs besoins ils les prévoient, leur intelligence est déjà fort avancée, ils commencent à connaître le prix du temps. Il importe alors de les accoutumer à en diriger l’emploi sur des objets utiles, mais d’une utilité sensible à leur âge, et à la portée de leurs lumières. Tout ce qui tient à l’ordre moral et à l’usage de la société ne doit point sitôt leur être présenté, parce qu’ils ne sont pas en état de l’entendre. C’est une ineptie d’exiger d’eux qu’ils s’appliquent à des choses qu’on leur dit vaguement être pour leur bien, sans qu’ils sachent quel est ce bien, et dont on les assure qu’il tireront du profit étant grands, sans qu’ils prennent maintenant aucun intérêt à ce prétendu profit, qu’ils ne sauraient comprendre.

Que l’enfant ne fasse rien sur parole : rien n’est bien pour lui que ce qu’il sent être tel. En le jetant toujours en avant de ses lumières, vous croyez user de prévoyance, et vous en manquez. Pour l’armer de quelques vains instruments dont il ne fera peut-être jamais d’usage, vous lui ôtez l’instrument le plus universel de l’homme, qui est le bon sens ; vous l’accoutumez à se laisser toujours conduire, à n’être jamais qu’une machine entre les mains d’autrui. Vous voulez qu’il soit docile étant petit : c’est vouloir qu’il soit crédule et dupe étant grand. Vous lui dites sans cesse : « Tout ce que je vous demande est pour votre avantage ; mais vous n’êtes pas en état de le connaître. Que m’importe à moi que vous fassiez ou non ce que j’exige ? c’est pour vous seul que vous travaillez. » Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez maintenant pour le rendre sage, vous préparez le succès de ceux que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute espèce, pour le prendre à son piège ou pour lui faire adopter sa folie.

Il importe qu’un homme sache bien des choses dont un enfant ne saurait comprendre l’utilité ; mais faut-il et se peut-il qu’un enfant apprenne tout ce qu’il importe à un homme de savoir ? Tâchez d’apprendre à l’enfant tout ce qui est utile à son âge, et vous verrez que tout son temps sera plus que rempli. Pourquoi voulez-vous,