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l’enfant s’écrie et tressaillit d’aise. Aux battements de mains, aux acclamations de l’assemblée la tête lui tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l’embrasser, le féliciter, et le prie de l’honorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant qu’il aura soin d’assembler plus de monde encore pour applaudir à son habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-le-champ je lui ferme la bouche, et l’emmène comblé d’éloges.

L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec une risible inquiétude. Il invite tout ce qu’il rencontre ; il voudrait que tout le genre humain fût témoin de sa gloire ; il attend l’heure avec peine, il la devance ; on vole au rendez-vous ; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune cœur s’épanouit. D’autres jeux doivent précéder ; le joueur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. L’enfant ne voit rien de tout cela ; il s’agite, il sue, il respire à peine ; il passe son temps à manier dans sa poche son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience. Enfin son tour vient ; le maître l’annonce au public avec pompe. Il s’approche un peu honteux, il tire son pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines ! Le canard, si privé la veille, est devenu sauvage aujourd’hui ; au lieu de présenter le bec, il tourne la queue et s’enfuit ; il évite le pain et la main qui le présente avec autant de soin qu’il les suivait auparavant. Après mille essais inutiles et toujours hués, l’enfant se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un autre canard qu’on a substitué au premier, et défie le joueur de gobelets d’attirer celui-ci.

Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de pain, le présente au canard ; à l’instant le canard suit le pain, et vient à la main qui le retire. L’enfant prend le même morceau de pain ; mais loin de réussir mieux qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout autour du bassin : il s’éloigne enfin tout confus, et n’ose plus s’exposer aux huées.

Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que l’enfant avait apporté, et s’en sert avec autant de succès que du sien : il en tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens ; puis de ce pain ainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le bout de son doigt ; enfin il s’éloigne au milieu de la chambre, et, du ton d’emphase propre à ces gens-là, déclarant que son canard n’obéira pas moins à sa voix qu’à son geste, il lui parle et le canard obéit ; il lui dit d’aller à droite et il va à droite, de revenir et il revient, de tourner et il tourne : le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus, et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succès à tout le monde comme nous l’avions projeté.

Le lendemain matin l’on frappe à notre porte ; j’ouvre : c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance d’un honnête homme ? Ma foi, messieurs, si j’avais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez croire qu’un homme qui a passé sa vie à s’exercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques moments. Si je ne vous ai pas d’abord montré mes coups de maître, c’est qu’il ne faut pas se presser d’étaler étourdiment ce qu’on sait ; j’ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour l’occasion, et après celui-ci, j’en ai d’autres encore pour arrêter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs, je viens de bon cœur vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés, vous priant de n’en pas abuser pour me nuire, et d’être plus retenus une autre fois.

Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la dernière surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant fort et bien armé, qu’un enfant caché sous la table faisait mouvoir sans qu’on s’en aperçût.

L’homme replie sa machine ; et, après lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un présent ; il le refuse. « Non, messieurs, je n’ai pas assez à me louer de vous pour accepter vos dons ; je vous laisse