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pourquoi ne pourrait-il pas aussi suppléer à l’ouïe jusqu’à certain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact ? En posant une main sur le corps d’un violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois vibre et frémit, si le son qu’il rend est grave ou aigu, s’il est tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu’on exerce le sens à ces différences, je ne doute pas qu’avec le temps on n’y pût devenir sensible au point d’entendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé, il est clair qu’on pourrait aisément parler aux sourds en musique ; car les tons et les temps, n’étant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que les articulations et les voix, peuvent être pris de même pour les éléments du discours.

Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher et le rendent plus obtus ; d’autres, au contraire, l’aiguisent et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement et de force à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui ôtent le sentiment naturel ; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte que l’esprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence est sensible dans l’usage des instruments de musique : le toucher dur et meurtrissant du violoncelle, de la contre-basse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci donc le clavecin est à préférer.

Il importe que la peau s’endurcisse aux impressions de l’air et puisse braver ses altérations ; car c’est elle qui défend tout le reste. À cela près, je ne voudrais pas que la main, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à s’endurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perdît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon l’espèce de contact, nous fait quelquefois, dans l’obscurité, frissonner en diverses manières.

Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé d’avoir toujours sous ses pieds une peau de bœuf ? Quel mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servi de semelle ? Il est clair qu’en cette partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit au cœur de l’hiver par l’ennemi dans leur ville, les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils que leurs souliers. Si nul d’eux n’avait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève n’eût point été prise ?

Armons toujours l’homme contre les accidents imprévus. Qu’Émile coure les matins à pieds nus, en toute saison, par la chambre, par l’escalier, par le jardin ; loin de l’en gronder, je l’imiterai ; seulement j’aurai soin d’écarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux et des jeux manuels. Du reste, qu’il apprenne à faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre dans toutes les attitudes une position aisée et solide ; qu’il sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur ; qu’il trouve toujours son équilibre ; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de les lui expliquer. À la manière dont son pied pose à terre et son corps porte sur sa jambe, il doit sentir s’il est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si j’étais maître à danser, je ne ferais pas toutes les singeries de Marcel [1], bonnes pour le pays où il les fait ; mais, au lieu d’occuper éternellement mon élève à des gambades, je le mènerais au pied d’un rocher ; là, je lui montrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle manière il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légèrement les sentiers escarpés, raboteux et rudes, et s’élancer de pointe en pointe tant en montant qu’en descendant. J’en ferais l’émule d’un chevreuil plutôt qu’un danseur de l’Opéra.

Autant le toucher concentre ses opérations

  1. Célèbre maître à danser de Paris, lequel, connaissant bien son monde, faisait l’extravagant par ruse, et donnait à son art une importance qu’on feignait de trouver ridicule, mais pour laquelle on lui portait au fond le plus grand respect. Dans un autre art non moins frivole, on voit encore aujourd’hui un artiste comédien faire ainsi l’important et le fou, et ne réussir pas moins bien. Cette méthode est toujours sûre en France. Le vrai talent, plus simple et moins charlatan, n’y fait point fortune. La modestie y est la vertu des sots.