Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/438

Cette page n’a pas encore été corrigée
L’enfant

Je ferai en sorte qu’on n’en sache rien.

Le maître

On vous épiera.

L’enfant

Je me cacherai.

Le maître

On vous questionnera.

L’enfant

Je mentirai.

Le maître

Il ne faut pas mentir.

L’enfant

Pourquoi ne faut-il pas mentir ?

Le maître

Parce que c’est mal fait, etc.


Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, l’enfant ne vous entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fort utiles ? Je serais bien curieux de savoir ce qu’on pourrait mettre à la place de ce dialogue. Locke lui-même y eût à coup sûr été fort embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant.

La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres ; et j’aimerais autant exiger qu’un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui servirait la raison à cet âge ? Elle est le frein de la force, et l’enfant n’a pas besoin de ce frein.

En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l’obéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amorcés par l’intérêt ou contraints par la force, ils font semblant d’être convaincus par la raison. Ils voient très bien que l’obéissance leur est avantageuse, et la rébellion nuisible, aussitôt que vous vous apercevez de l’une ou de l’autre. Mais comme vous n’exigez rien d’eux qui ne leur soit désagréable, et qu’il est toujours pénible de faire les volontés d’autrui, ils se cachent pour faire les leurs, persuadés qu’ils font bien si l’on ignore leur désobéissance, mais prêts à convenir qu’ils font mal, s’ils sont découverts, de crainte d’un plus grand mal. La raison du devoir n’étant pas de leur âge, il n’y a homme au monde qui vînt à bout de la leur rendre vraiment sensible ; mais la crainte du châtiment, l’espoir du pardon, l’importunité, l’embarras de répondre leur arrachent tous les aveux qu’on exige ; et l’on croit les avoir convaincus, quand on ne les a qu’ennuyés ou intimidés.

Qu’arrive-t-il de là ? Premièrement, qu’en leur imposant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous les indisposez contre votre tyrannie ; et les détournez de vous aimer ; que vous leur apprenez à devenir dissimulés, faux, menteurs, pour extorquer des récompenses ou se dérober aux châtiments ; qu’enfin, les accoutumant à couvrir toujours d’un motif apparent un motif secret, vous leur donnez vous-même le moyen de vous abuser sans cesse, de vous ôter la connaissance de leur vrai caractère, et de payer vous et les autres de vaines paroles dans l’occasion. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens. Mais que sont ces hommes, sinon des enfants gâtés par l’éducation ? Voilà précisément ce qu’il faut prévenir. Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ; tel est l’ordre naturel ; le sage n’a pas besoin de lois.

Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d’abord à sa place, et tenez l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir. Alors, avant de savoir ce que c’est que sagesse, il en pratiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Qu’il sache seulement qu’il est faible et que vous êtes fort ; que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci ; qu’il le sache, qu’il l’apprenne, qu’il le sente ; qu’il sente de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la nature impose à l’homme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie ; qu’il voie cette nécessité dans les choses, jamais dans le caprice [1] des

  1. On doit être sûr que l’enfant traitera de caprice toute volonté contraire à la sienne, et dont il ne sentira pas la raison. Or, un enfant ne sent la raison de rien dans tout ce qui choque ses fantaisies.