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celles surtout qui veulent nourrir leurs enfants. Elles auraient moins à regretter qu’elles ne pensent ; et, dans un séjour plus naturel à l’espèce, les plaisirs attachés aux devoirs de la nature leur ôteraient bientôt le goût de ceux qui ne s’y rapportent pas.

D’abord, après l’accouchement, on lave l’enfant avec quelque eau tiède où l’on mêle ordinairement du vin. Cette addition du vin me paraît peu nécessaire. Comme la nature ne produit rien de fermenté, il n’est pas à croire que l’usage d’une liqueur artificielle importe à la vie de ses créatures.

Par la même raison, cette précaution de faire tiédir l’eau n’est pas non plus indispensable ; et en effet des multitudes de peuples lavent les enfants nouveau-nés dans les rivières ou à la mer sans autre façon. Mais les nôtres, amollis avant que de naître par la mollesse des pères et des mères, apportent en venant au monde un tempérament déjà gâté, qu’il ne faut pas exposer d’abord à toutes les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n’est que par degrés qu’on peut les ramener à leur vigueur primitive. Commencez donc d’abord par suivre l’usage, et ne vous en écartez que peu à peu. Lavez souvent les enfants ; leur malpropreté en montre le besoin. Quand on ne fait que les essuyer, on les déchire ; mais, à mesure qu’ils se renforcent, diminuez par degré la tiédeur de l’eau, jusqu’à ce qu’enfin vous les laviez été et hiver à l’eau froide et même glacée. Comme pour ne pas les exposer, il importe que cette diminution soit lente, successive et insensible, on peut se servir du thermomètre pour la mesurer exactement.

Cet usage du bain une fois établi ne doit plus être interrompu, et il importe de le garder toute sa vie. Je le considère non seulement du côté de la propreté et de la santé actuelle, mais aussi comme une précaution salutaire pour rendre plus flexible la texture des fibres, et les faire céder sans effort et sans risque aux divers degrés de chaleur et de froid. Pour cela je voudrais qu’en grandissant on s’accoutumât peu à peu à se baigner quelquefois dans des eaux chaudes à tous les degrés supportables, et souvent dans des eaux froides à tous les degrés possibles. Ainsi, après s’être habitué à supporter le diverses températures de l’eau, qui, étant un fluide plus dense, nous touche par plus de points et nous affecte davantage, on deviendrait presque insensible à celles de l’air.

Au moment où l’enfant respire en sortant de ses enveloppes, ne souffrez pas qu’on lui en donne d’autres qui le tiennent plus à l’étroit. Point de têtières, point de bandes, point de maillot ; des langes flottants et larges, qui laissent tous ses membres en liberté, et ne soient ni assez pesants pour gêner ses mouvements, ni assez chauds pour empêcher qu’il ne sente les impressions de l’air[1]. Placez-le dans un grand berceau[2] bien rembourré, où il puisse se mouvoir à l’aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier, laissez-le ramper par la chambre ; laissez-lui développer, étendre ses petits membres ; vous les verrez se renforcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge ; vous serez étonné de la différence de leurs progrès[3].

On doit s’attendre à de grandes oppositions de la part des nourrices, à qui l’enfant bien garrotté donne moins de peine que celui qu’il faut veiller incessamment. D’ailleurs sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ouvert ; il

  1. On étouffe les enfants dans les villes à force de les tenir renfermés et vêtus. Ceux qui les gouvernent en sont encore à savoir que l’air froid, loin de leur faire du mal, les renforce, et que l’air chaud les affaiblit, leur donne la fièvre et les tue.
  2. Je dis un berceau, pour employer un mot usité, faute d’autre ; car d’ailleurs je suis persuadé qu’il n’est jamais nécessaire de bercer les enfants, et que cet usage leur est souvent pernicieux.
  3. « Les anciens Péruviens laissaient les bras libres aux enfants dans un maillot fort large ; lorsqu’ils les en tiraient, ils les mettaient en liberté dans un trou fait en terre et garni de linges, dans lequel ils les descendaient jusqu’à la moitié du corps ; de cette façon, ils avaient les bras libres, et ils pouvaient mouvoir leur tête et fléchir leur corps à leur gré, sans tomber et sans se blesser. Dès qu’ils pouvaient faire un pas, on leur présentait la mamelle d’un peu loin, comme un appât pour les obliger à marcher. Les petits nègres sont quelquefois dans une situation bien plus fatigante pour téter : ils embrassent l’une des hanches de la mère avec leurs genoux et leurs pieds, et ils la serrent si bien qu’ils peuvent s’y soutenir sans le secours des bras de la mère. Ils s’attachent à la mamelle avec leurs mains, et ils la sucent constamment sans se déranger et sans tomber, malgré les différents mouvements de la mère, qui, pendant ce temps, travaille à son ordinaire. Ces enfants comment à marcher dès le second mois, ou plutôt à se traîner sur les genoux et sur les mains. Cet exercice leur donne pour la suite la facilité de courir, dans cette situation, presque aussi vite que s’ils étaient sur leurs pieds. » (Hist. nat., tome IV, in-12, p.192.)
    À ces exemples, M. de Buffon aurait pu ajouter celui de l’Angleterre où l’extravagante et barbare pratique du maillot s’abolit de jour en jour. Voyez aussi La Loubère, Voyage de Siam ; le sieur Le Beau, Voyage du Canada, etc. Je remplirais vingt pages de citations, si j’avais besoin de confirmer ceci par des faits.