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d’aucun prix. Il faut à ces gens-là des médecins qui les menacent pour les flatter, et qui leur donnent chaque jour le seul plaisir dont ils soient susceptibles, celui de n’être pas morts.

Je n’ai nul dessein de m’étendre ici sur la vanité de la médecine. Mon objet n’est que de considérer par le côté moral. Je ne puis pourtant m’empêcher d’observer que les hommes font sur son usage les mêmes sophismes que sur la recherche de la vérité. Ils supposent toujours qu’en traitant un malade on le guérit, et qu’en cherchant une vérité on la trouve. Ils ne voient pas qu’il faut balancer l’avantage d’une guérison que le médecin opère, par la mort de cent malades qu’il a tués, et l’utilité d’une vérité découverte par le tort que font les erreurs qui passent en même temps. La science qui instruit et la médecine qui guérit sont fort bonnes sans doute ; mais la science qui trompe et la médecine qui tue sont mauvaises. Apprenez-nous donc à les distinguer. Voilà le nœud de la question. Si nous savions ignorer la vérité, nous ne serions jamais les dupes du mensonge ; si nous savions ne vouloir pas guérir malgré la nature, nous ne mourrions jamais par la main du médecin : ces deux abstinences seraient sages ; on gagnerait évidemment à s’y soumettre. Je ne dispute donc pas que la médecine ne soit utile à quelques hommes, mais je dis qu’elle est funeste au genre humain.

On me dira, comme on fait sans cesse, que les fautes sont du médecin, mais que la médecine en elle-même est infaillible. À la bonne heure ; mais qu’elle vienne donc sans médecin ; car, tant qu’ils viendront ensemble, il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l’artiste qu’à espérer du secours de l’art.

Cet art mensonger, plus fait pour les maux de l’esprit que pour ceux du corps, n’est pas plus utile aux uns qu’aux autres : il nous guérit moins de nos maladies qu’il ne nous en imprime l’effroi ; il recule moins la mort qu’il ne la fait sentir d’avance ; il use la vie au lieu de la prolonger ; et, quand il la prolongerait, ce serait encore au préjudice de l’espèce, puisqu’il nous ôte à la société par les soins qu’il nous impose, et à nos devoirs par les frayeurs qu’il nous donne. C’est la connaissance des dangers qui nous les fait craindre : celui qui se croirait invulnérable n’aurait peur de rien. À force d’armer Achille contre le péril, le poète lui ôte le mérite de la valeur ; tout autre à sa place eût été un Achille au même prix.

Voulez-vous trouver des hommes d’un vrai courage, cherchez-les dans les lieux où il n’y a point de médecins, où l’on ignore les conséquences des maladies, et où l’on ne songe guère à la mort. Naturellement l’homme sait souffrir constamment et meurt en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes, les prêtres avec leurs exhortations, qui l’avilissent de cœur et lui font désapprendre à mourir.

Qu’on me donne un élève qui n’ait pas besoin de tous ces gens-là, ou je le refuse. Je ne veux point que d’autres gâtent mon ouvrage ; je veux l’élever seul, ou ne m’en pas mêler. Le sage Locke, qui avait passé une partie de sa vie à l’étude de la médecine, recommande fortement de ne jamais droguer les enfants, ni par précaution ni pour de légères incommodités. J’irai plus loin, et je déclare que, n’appelant jamais de médecins pour moi, je n’en appellerai jamais pour mon Émile, à moins que sa vie ne soit dans un danger évident ; car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.

Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer avantage de ce délai. Si l’enfant meurt, on l’aura appelé trop tard ; s’il réchappe, ce sera lui qui l’aura sauvé. Soit : que le médecin triomphe ; mais surtout qu’il ne soit appelé qu’à l’extrémité.

Faute de savoir se guérir, que l’enfant sache être malade : cet art supplée à l’autre, et souvent réussit beaucoup mieux ; c’est l’art de la nature. Quand l’animal est malade, il souffre en silence et se tient coi : or on ne voit pas plus d’animaux languissants que d’hommes. Combien l’impatience, la crainte, l’inquiétude, et surtout les remèdes, ont tué de gens que leur maladie aurait épargnés et que le temps seul aurait guéris ! On me dira que les animaux, vivant d’une manière plus conforme à la nature, doivent être sujets à moins de maux que nous. Eh bien ! cette manière de vivre est