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route, et garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines ! Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle meure : ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière[1].

On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à s’en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l’assister[2] ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses besoins. On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant.

Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation.

Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.

Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé.

Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous ; celle des choses n’en dépend qu’à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres ; encore ne le sommes-nous que par supposition ; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et


  1. On m'assure que M. Forney a cru que je voulais ici parler de ma mère, et qu'il l'a dit dans quelque ouvrage. C'est se moquer cruellement de M. Forney ou de moi.
  2. Semblable à eux de l'extérieur, et privé de la parole ainsi que des idées qu'elle exprime, il serait hors d'état de leur faire entendre le besoin qu'ils auront de leurs secours, et rien de lui ne manifesterait ce besoin.