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Comment se résoudre à jouer si sottement le sage et à fâcher de si bonnes gens ? Je m’enivrais donc par reconnaissance ; et ne pouvant payer mon écot de ma bourse, je le payais de ma raison.

Un autre usage qui ne me gênait guère moins, c’était de voir, même chez des magistrats, la femme et les filles de la maison, debout derrière ma chaise, servir à table comme des domestiques. La galanterie française se serait d’autant plus tourmentée à réparer cette incongruité, qu’avec la figure des Valaisanes, des servantes mêmes rendraient leurs services embarrassants. Vous pouvez m’en croire, elles sont jolies puisqu’elles m’ont paru l’être : des yeux accoutumés à vous voir sont difficiles en beauté.

Pour moi, qui respecte encore plus les usages des pays où je vis que ceux de la galanterie, je recevais leur service en silence avec autant de gravité que don Quichotte chez la duchesse. J’opposais quelquefois en souriant les grandes barbes et l’air grossier des convives au teint éblouissant de ces jeunes beautés timides, qu’un mot faisait rougir, et ne rendait que plus agréables. Mais je fus un peu choqué de l’énorme ampleur de leur gorge, qui n’a dans sa blancheur éblouissante qu’un des avantages du modèle que j’osais lui comparer ; modèle unique et voilé, dont les contours furtivement observés me peignent ceux de cette coupe célèbre à qui le plus beau sein du monde servit de moule.

Ne soyez pas surprise de me trouver si savant sur des mystères que vous cachez si bien : je le suis en dépit de vous ; un sens en peut quelquefois instruire un autre : malgré la plus jalouse vigilance, il échappe à l’ajustement le mieux concerté quelques légers interstices par lesquels la vue opère l’effet du toucher. L’œil avide et téméraire s’insinue impunément sous les fleurs d’un bouquet, il erre sous la chenille et la gaze, et fait sentir à la main la résistance élastique qu’elle n’oserait éprouver.

Parte appar delle mamme acerbe e crude :
Parte altrui ne ricopre invida vesta.
Invida ma s’agli occhi il varco chiude,
L’amoroso pensier gia non arresta.

Je remarquai aussi un grand défaut dans l’habillement des Valaisanes, c’est d’avoir des corps de robe si élevés par derrière qu’elles en paraissent bossues ; cela fait un effet singulier avec leurs petites coiffures noires et le reste de leur ajustement, qui ne manque au surplus ni de simplicité ni d’élégance. Je vous porte un habit complet à la valaisane, et j’espère qu’il vous ira bien ; il a été pris sur la plus jolie taille du pays.

Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d’être admirés ; que faisiez-vous cependant, ma Julie ? Etiez-vous oubliée de votre ami ? Julie oubliée ! Ne m’oublierais-je pas plutôt moi-même, et que pourrais-je un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous ? Je n’ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l’état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes ; c’est ce que j’éprouvais en vous quittant. Quand j’ai du plaisir, je n’en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m’est arrivé durant toute cette course, où, la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n’admirais pas une vue sans me hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège. Tantôt assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets ; tantôt à vos genoux j’en contemplais un plus digne des regards d’un homme sensible. Rencontrais-je un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d’un faon qui bondit après sa mère. Fallait-il traverser un torrent, j’osais presser dans mes bras une si douce charge ; je passais le torrent lentement, avec délices, et voyais à regret le chemin que j’allais atteindre. Tout me rappelait à vous dans ce