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bruit, s’approche, et le reconnaît à la fin, non sans donner aussi quelques signes de joie ; mais les témoignages de son bon cœur s’éteignaient dans sa profonde affliction : un seul sentiment absorbait tout ; elle n’était plus sensible à rien.

Je n’ai pas besoin, je crois, de vous dire qui était cet homme. Sa présence rappela bien des souvenirs. Mais tandis que Julie le consolait et lui donnait de bonnes espérances, elle fut saisie d’un violent étouffement, et se trouva si mal qu’on crut qu’elle allait expirer. Pour ne pas faire scène, et prévenir les distractions dans un moment où il ne fallait songer qu’à la secourir, je fis passer l’homme dans le cabinet, l’avertissant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appelée, et à force de temps et de soins la malade revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant tous consternés autour d’elle, elle nous dit : « Mes enfants, ce n’est qu’un essai ; cela n’est pas si cruel qu’on pense. »

Le calme se rétablit ; mais l’alarme avait été si chaude qu’elle me fit oublier l’homme dans le cabinet ; et, quand Julie me demanda tout bas ce qu’il était devenu, le couvert était mis, tout le monde était là. Je voulus entrer pour lui parler ; mais il avait fermé la porte en dedans, comme je le lui avais dit ; il fallut attendre après le dîner pour le faire sortir.

Durant le repas, du Bosson, qui s’y trouvait, parlant d’une jeune veuve qu’on disait se remarier, ajouta quelque chose sur le triste sort des veuves. « Il y en a, dis-je, de bien plus à plaindre encore, ce sont les veuves dont les maris sont vivants. ─ Cela est vrai, reprit Fanchon qui vit que ce discours s’adressait à elle, surtout quand ils leur sont chers. » Alors l’entretien tomba sur le sien ; et, comme elle en avait parlé avec affection dans tous les temps, il était naturel qu’elle en parlât de même au moment où la perte de sa bienfaitrice allait lui rendre la sienne encore plus rude. C’est aussi ce qu’elle fit en termes très touchants, louant son bon naturel, déplorant les mauvais exemples qui l’avaient séduit, et le regret tant si sincèrement, que, déjà disposée à la tristesse, elle s’émut jusqu’à pleurer. Tout à coup le cabinet s’ouvre, l’homme en guenilles en sort impétueusement, se précipite à ses genoux, les embrasse, et fond en larmes. Elle tenait un verre ; il lui échappe : « Ah ! malheureux ! d’où viens-tu ? » se laisse aller sur lui, et serait tombée en faiblesse si l’on n’eût été prompt à la secourir.

Le reste est facile à imaginer. En un moment on sut par toute la maison que Claude Anet était arrivé. Le mari de la bonne Fanchon ! quelle fête ! A peine était-il hors de la chambre qu’il fut équipé. Si chacun n’avait eu que deux chemises, Anet en aurait autant eu lui tout seul qu’il en serait resté à tous les autres. Quand je sortis pour le faire habiller, je trouvai qu’on m’avait si bien prévenu qu’il fallut user d’autorité pour faire tout reprendre à ceux qui l’avaient fourni.

Cependant Fanchon ne voulait point quitter sa maîtresse. Pour lui faire donner quelques heures à son mari, on prétexta que les enfants avaient besoin de prendre l’air, et tous deux furent chargés de les conduire.

Cette scène n’incommoda point la malade comme les précédentes ; elle n’avait rien eu que d’agréable, et ne lui fit que du bien. Nous passâmes l’après-midi, Claire et moi, seuls auprès d’elle ; et nous eûmes deux heures d’un entretien paisible, qu’elle rendit le plus intéressant, le plus charmant que nous eussions jamais eu.

Elle commença par quelques observations sur le touchant spectacle qui venait de nous frapper, et qui lui rappelait si vivement les premiers temps de sa jeunesse. Puis, suivant le fil des événements, elle fit une courte récapitulation de sa vie entière, pour montrer qu’à tout prendre elle avait été douce et fortunée, que de degré en degré elle était montée au comble du bonheur permis sur la terre, et que l’accident qui terminait ses jours au milieu de leur course marquait, selon toute apparence, dans sa carrière naturelle, le point de séparation des biens et des maux.

Elle remercia le ciel de lui avoir donné un cœur sensible et porté au bien, un entendement sain, une figure prévenante ; de l’avoir fait naître dans un pays de liberté et non parmi des esclaves, d’une famille honorable, et non d’une race de malfaiteurs, dans une honnête fortune et non dans les grandeurs du monde qui corrompent l’âme, ou dans l’indigence qui l’avilit. Elle se félicita d’être née d’un père et d’une mère tous deux vertueux et bons, pleins de droiture et d’honneur, et qui, tempérant les