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une maîtresse de maison, attentive à faire ses honneurs, n’aurait pas, en pleine santé, pour des étrangers, des soins plus marqués, plus obligeants, plus aimables, que ceux que Julie mourante avait pour sa famille. Rien de tout ce que j’avais cru prévoir n’arrivait, rien de ce que je voyais ne s’arrangeait dans ma tête. Je ne savais qu’imaginer ; je n’y étais plus.

Après le dîner on annonça monsieur le ministre. Il venait comme ami de la maison, ce qui lui arrivait fort souvent. Quoique je ne l’eusse point fait appeler, parce que Julie ne l’avait pas demandé, je vous avoue que je fus charmé de son arrivée ; et je ne crois pas qu’en pareille circonstance le plus zélé croyant l’eût pu voir avec plus de plaisir. Sa présence allait éclaircir bien des doutes et me tirer d’une étrange perplexité.

Rappelez-vous le motif qui m’avait porté à lui annoncer sa fin prochaine. Sur l’effet qu’aurait dû selon moi produire cette affreuse nouvelle, comment concevoir celui qu’elle avait produit réellement ? Quoi ! cette femme dévote qui dans l’état de santé ne passe pas un jour sans se recueillir, qui fait un de ses plaisirs de la prière, n’a plus que deux jours à vivre ; elle se voit prête à paraître devant le juge redoutable ; et au lieu de se préparer à ce moment terrible, au lieu de mettre ordre à sa conscience, elle s’amuse à parer sa chambre, à faire sa toilette, à causer avec ses amis, à égayer leur repas ; et dans tous ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du salut ! Que devais-je penser d’elle et de ses vrais sentiments ? Comment arranger sa conduite avec les idées que j’avais de sa piété ? Comment accorder l’usage qu’elle faisait des derniers moments de sa vie avec ce qu’elle avait dit au médecin de leur prix ? Tout cela formait à mon sens une énigme inexplicable. Car enfin, quoique je ne m’attendisse pas à lui trouver toute la petite cagoterie des dévotes, il me semblait pourtant que c’était le temps de songer à ce qu’elle estimait d’une si grande importance, et qui ne souffrait aucun retard. Si l’on est dévot durant le tracas de cette vie, comment ne le sera-t-on pas au moment qu’il la faut quitter, et qu’il ne reste plus qu’à penser à l’autre ?

Ces réflexions m’amenèrent à un point où je ne me serais guère attendu d’arriver. Je commençai presque d’être inquiet que mes opinions indiscrètement soutenues n’eussent enfin trop gagné sur elle. Je n’avais pas adopté les siennes, et pourtant je n’aurais pas voulu qu’elle y eût renoncé. Si j’eusse été malade, je serais certainement mort dans mon sentiment ; mais je désirais qu’elle mourût dans le sien, et je trouvais pour ainsi dire qu’en elle je risquais plus qu’en moi. Ces contradictions vous paraîtront extravagantes ; je ne les trouve pas raisonnables, et cependant elles ont existé. Je ne me charge pas de les justifier, je vous les rapporte.

Enfin le moment vint où mes doutes allaient être éclaircis. Car il était aisé de prévoir que tôt ou tard le pasteur amènerait la conversation sur ce qui fait l’objet de son ministère ; et quand Julie eût été capable de déguisement dans ses réponses, il lui eût été bien difficile de se déguiser assez pour qu’attentif et prévenu je n’eusse pas démêlé ses vrais sentiments.

Tout arriva comme je l’avais prévu. Je laisse à part les lieux communs mêlés d’éloges qui servirent de transition au ministre pour venir à son sujet ; je laisse encore ce qu’il lui dit de touchant sur le bonheur de couronner une bonne vie par une fin chrétienne. Il ajouta qu’à la vérité il lui avait quelquefois trouvé sur certains points des sentiments qui ne s’accordaient pas entièrement avec la doctrine de l’Église, c’est-à-dire avec celle que la plus saine raison pouvait déduire de l’Ecriture ; mais comme elle ne s’était jamais aheurtée à les défendre, il espérait qu’elle voulait mourir ainsi qu’elle avait vécu, dans la communion des fidèles, et acquiescer en tout à la commune profession de foi.

Comme la réponse de Julie était décisive sur mes doutes, et n’était pas, à l’égard des lieux communs, dans le cas de l’exhortation, je vais vous la rapporter presque mot à mot ; car je l’avais bien écoutée, et j’allai l’écrire dans le moment.

« Permettez-moi, Monsieur, de commencer par vous remercier de tous les soins que vous avez pris de me conduire dans la droite route de la morale et de la foi chrétienne, et de la douceur avec laquelle vous avez corrigé ou supporté mes erreurs quand je me suis égarée. Pénétrée de respect pour votre zèle et de reconnaissance pour vos bontés, je déclare avec plaisir que je vous dois toutes mes bonnes