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jugement tel que tu parles à mon cœur durant ma vie.

Je ne saurais vous dire combien ces idées jettent de douceur sur mes jours et de joie au fond de mon cœur. En sortant de mon cabinet ainsi disposée, je me sens plus légère et plus gaie ; toute la peine s’évanouit, tous les embarras disparaissent ; rien de rude, rien d’anguleux ; tout devient facile et coulant, tout prend à mes yeux une face plus riante ; la complaisance ne me coûte plus rien ; j’en aime encore mieux ceux que j’aime, et leur en suis plus agréable. Mon mari même en est plus content de mon humeur. La dévotion, prétend-il, est un opium pour l’âme ; elle égaye, anime et soutient quand on en prend peu ; une trop forte dose endort, ou rend furieux, ou tue. J’espère ne pas aller jusque-là.

Vous voyez que je ne m’offense pas de ce titre de dévote autant peut-être que vous l’auriez voulu, mais je ne lui donne pas non plus tout le prix que vous pourriez croire. Je n’aime point, par exemple, qu’on affiche cet état par un extérieur affecté et comme une espèce d’emploi qui dispense de tout autre. Ainsi cette Mme Guyon dont vous me parlez eût mieux fait, ce me semble, de remplir avec soin ses devoirs de mère de famille, d’élever chrétiennement ses enfants, de gouverner sagement sa maison, que d’aller composer des livres de dévotion, disputer avec des évêques, et se faire mettre à la Bastille pour des rêveries où l’on ne comprend rien. Je n’aime pas non plus ce langage mystique et figuré qui nourrit le cœur des chimères de l’imagination, et substitue au véritable amour de Dieu des sentiments imités de l’amour terrestre, et trop propres à le réveiller. Plus on a le cœur tendre et l’imagination vive, plus on doit éviter ce qui tend à les émouvoir ; car enfin comment voir les rapports de l’objet mystique si l’on ne voit aussi l’objet sensuel, et comment une honnête femme ose-t-elle imaginer avec assurance des objets qu’elle n’oserait regarder ?

Mais ce qui m’a donné le plus d’éloignement pour les dévots de profession, c’est cette âpreté de mœurs qui les rend insensibles à l’humanité, c’est cet orgueil excessif qui leur fait regarder en pitié le reste du monde. Dans leur élévation sublime, s’ils daignent s’abaisser à quelque acte de bonté ; c’est d’une manière si humiliante, ils plaignent les autres d’un ton si cruel, leur justice est si rigoureuse, leur charité est si dure, leur zèle est si amer, leur mépris ressemble si fort à la haine, que l’insensibilité même des gens du monde est moins barbare que leur commisération. L’amour de Dieu leur sert d’excuse pour n’aimer personne ; ils ne s’aiment pas même l’un l’autre. Vit-on jamais d’amitié véritable entre les dévots ? Mais plus ils se détachent des hommes, plus ils en exigent ; et l’on dirait qu’ils ne s’élèvent à Dieu que pour exercer son autorité sur la terre.

Je me sens pour tous ces abus une aversion qui doit naturellement m’en garantir : si j’y tombe, ce sera sûrement sans le vouloir, et j’espère de l’amitié de tous ceux qui m’environnent que ce ne sera pas sans être avertie. Je vous avoue que j’ai été longtemps sur le sort de mon mari d’une inquiétude qui m’eût peut-être altéré l’humeur à la longue. Heureusement la sage lettre de milord Edouard à laquelle vous me renvoyez avec grande raison, ses entretiens consolants et sensés, les vôtres, ont tout à fait dissipé ma crainte et changé mes principes. Je vois qu’il est impossible que l’intolérance n’endurcisse l’âme. Comment chérir tendrement les gens qu’on réprouve ? Quelle charité peut-on conserver parmi des damnés ? Les aimer, ce serait haïr Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être humains ? Jugeons les actions et non pas les hommes ; n’empiétons point sur l’horrible fonction des démons ; n’ouvrons point si légèrement l’enfer à nos frères. Eh ! s’il était destiné pour ceux qui se trompent, quel mortel pourrait l’éviter ?

O mes amis, de quel poids vous avez soulagé mon cœur ! En m’apprenant que l’erreur n’est point un crime, vous m’avez délivrée de mille inquiétants scrupules. Je laisse la subtile interprétation des dogmes que je n’entends pas. Je m’en tiens aux vérités lumineuses qui frappent mes yeux et convainquent ma raison, aux vérités de pratique qui m’instruisent de mes devoirs. Sur tout le reste j’ai pris pour règle