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chaque repartie ; de s’environner contre lui de traits moins brûlants, mais plus aigus que ceux de l’Amour ; de le cribler de pointes de glace qui piquent à l’aide du froid ! Toi même qui ne fais semblant de rien, crois-tu que tes manières naïves et tendres, ton air timide et doux, cachent moins de ruse et d’habileté que toutes mes étourderies ? Ma foi, mignonne, s’il fallait compter les galants que chacune de nous a persiflés, je doute fort qu’avec ta mine hypocrite ce fût toi qui serais en reste. Je ne puis m’empêcher de rire encore en songeant à ce pauvre Conflans, qui venait tout en furie me reprocher que tu l’aimais trop. « Elle est si caressante, me disait-il, que je ne sais de quoi me plaindre ; elle me parle avec tant de raison, que j’ai honte d’en manquer devant elle ; et je la trouve si fort mon amie, que je n’ose être son amant. »

Je ne crois pas qu’il y ait nulle part au monde des époux plus unis et de meilleurs ménages que dans cette ville. La vie domestique y est agréable et douce : on y voit des maris complaisants, et presque d’autres Julies. Ton système se vérifie très bien ici. Les deux sexes gagnent de toutes manières à se donner des travaux et des amusements différents qui les empêchent de se rassasier l’un de l’autre, et font qu’ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi s’aiguise la volupté du sage ; s’abstenir pour jouir, c’est ta philosophie ; c’est l’épicuréisme de la raison.

Malheureusement cette antique modestie commence à décliner. On se rapproche, et les cœurs s’éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé de bien et de mal, mais à différentes mesures. Le Genevois tire ses vertus de lui-même ; ses vices lui viennent d’ailleurs. Non seulement il voyage beaucoup, mais il adopte aisément les mœurs et les manières des autres peuples ; il parle avec facilité toutes les langues ; il prend sans peine leurs divers accents, quoiqu’il ait lui-même un accent traînant très sensible, surtout dans les femmes, qui voyagent moins. Plus humble de sa petitesse que fier de sa liberté, il se fait chez les nations étrangères une honte de sa patrie ; il se hâte pour ainsi dire de se naturaliser dans le pays où il vit, comme pour faire oublier le sien : peut-être la réputation qu’il a d’être âpre au gain contribue-t-elle à cette coupable honte. Il vaudrait mieux sans doute effacer par son désintéressement l’opprobre du nom genevois, que de l’avilir encore en craignant de le porter ; mais le Genevois le méprise, même en le rendant estimable, et il a plus de tort encore de ne pas honorer son pays de son propre mérite.

Quelque avide qu’il puisse être, on ne le voit guère aller à la fortune par des moyens serviles et bas ; il n’aime point s’attacher aux grands et ramper dans les cours. L’esclavage personnel ne lui est pas moins odieux que l’esclavage civil. Flexible et liant comme Alcibiade, il supporte aussi peu la servitude ; et quand il se plie aux usages des autres, il les imite sans s’y assujettir. Le commerce, étant de tous les moyens de s’enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les Genevois préfèrent. Ils sont presque tous marchands ou banquiers ; et ce grand objet de leurs désirs leur fait souvent enfouir de rares talents que leur prodigua la nature. Ceci me ramène au commencement de ma lettre. Ils ont du génie et du courage, ils sont vifs et pénétrants, il n’y a rien d’honnête et de grand au-dessus de leur portée ; mais, plus passionnés d’argent que de gloire, pour vivre dans l’abondance ils meurent dans l’obscurité, et laissent à leurs enfants pour tout exemple l’amour des trésors qu’ils leur ont acquis.

Je tiens tout cela des Genevois mêmes ; car ils parlent d’eux fort impartialement. Pour moi, je ne sais comment ils sont chez les autres, mais je les trouve aimables chez eux, et je ne connais qu’un moyen de quitter sans regret Genève. Quel est ce moyen cousine ? Oh ! ma foi, tu as beau prendre ton air humble ; si tu dis ne l’avoir pas déjà deviné, tu mens. C’est après-demain que s’embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête ; car nous avons choisi l’eau à cause de la saison, et pour demeurer tous rassemblés. Nous comptons coucher le même soir, à Morges, le lendemain à Lausanne, pour la cérémonie ; et le surlendemain… tu m’entends. Quand tu verras de loin briller des flammes, flotter des banderoles, quand tu entendras ronfler le canon, cours par toute la maison comme une folle en