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et couverts de haillons, des hameaux de masures, offrent un triste spectacle à la vue : on a presque regret d’être homme quand on songe aux malheureux dont il faut manger le sang. Mais quel charme de voir de bons et sages régisseurs faire de la culture de leurs terres l’instrument de leurs bienfaits, leurs amusements, leurs plaisirs ; verser à pleines mains les dons de la Providence ; engraisser tout ce qui les entoure, hommes et bestiaux, des biens dont regorgent leurs granges, leurs caves, leurs greniers ; accumuler l’abondance et la joie autour d’eux, et faire du travail qui les enrichit une fête continuelle ! Comment se dérober à la douce illusion que ces objets font naître ? On oublie son siècle et ses contemporains ; on se transporte au temps des patriarches ; on veut mettre soi-même la main à l’œuvre, partager les travaux rustiques et le bonheur qu’on y voit attaché. O temps de l’amour et de l’innocence, où les femmes étaient tendres et modestes, où les hommes étaient simples et vivaient contents ! O Rachel ! fille charmante et si constamment aimée, heureux celui qui, pour t’obtenir, ne regretta pas quatorze ans d’esclavage ! O douce élève de Noémi ! heureux le bon vieillard dont tu réchauffais les pieds et le cœur ! Non, jamais la beauté ne règne avec plus d’empire qu’au milieu des soins champêtres. C’est là que les grâces sont sur leur trône, que la simplicité les pare, que la gaieté les anime, et qu’il faut les adorer malgré soi. Pardon, milord, je reviens à nous.

Depuis un mois les chaleurs de l’automne apprêtaient d’heureuses vendanges ; les premières gelées en ont amené l’ouverture ; le pampre grillé, laissant la grappe à découvert, étale aux yeux les dons du père Lyée, et semble inviter les mortels à s’en emparer. Toutes les vignes chargées de ce fruit bienfaisant que le ciel offre aux infortunés pour leur faire oublier leur misère ; le bruit des tonneaux, des cuves, les légrefass qu’on relie de toutes parts ; le chant des vendangeuses dont ces coteaux retentissent ; la marche continuelle de ceux qui portent la vendange au pressoir ; le rauque son des instruments rustiques qui les anime au travail ; l’aimable et touchant tableau d’une allégresse générale qui semble en ce moment étendu sur la face de la terre ; enfin le voile de brouillard que le soleil élève au matin comme une toile de théâtre pour découvrir à l’œil un si charmant spectacle : tout conspire à lui donner un air de fête ; et cette fête n’en devient que plus belle à la réflexion, quand on songe qu’elle est la seule où les hommes aient su joindre l’agréable à l’utile.

M. de Wolmar, dont ici le meilleur terrain consiste en vignobles, a fait d’avance tous les préparatifs nécessaires. Les cuves, le pressoir, le cellier, les futailles, n’attendaient que la douce liqueur pour laquelle ils sont destinés. Mme de Wolmar s’est chargée de la récolte ; le choix des ouvriers, l’ordre et la distribution du travail la regardent. Mme d’Orbe préside aux festins de vendange et au salaire des ouvriers selon la police établie, dont les lois ne s’enfreignent jamais ici. Mon inspection à moi est de faire observer au pressoir les directions de Julie, dont la tête ne supporte pas la vapeur des cuves ; et Claire n’a pas manqué d’applaudir à cet emploi, comme étant tout à fait du ressort d’un buveur.

Les tâches ainsi partagées, le métier commun pour remplir les vides est celui de vendangeur. Tout le monde est sur pied de grand matin : on se rassemble pour aller à la vigne. Mme d’Orbe, qui n’est jamais assez occupée au gré de son activité, se charge, pour surcroît, de faire avertir et tancer les paresseux, et je puis me vanter qu’elle s’acquitte envers moi de ce soin avec une maligne vigilance. Quant au vieux baron, tandis que nous travaillons tous, il se promène avec un fusil, et vient de temps en temps m’ôter aux vendangeuses pour aller avec lui tirer des grives, à quoi l’on ne manque pas de dire que je l’ai secrètement engagé ; si bien que j’en perds peu à peu le nom de philosophe pour gagner celui de fainéant, qui dans le fond n’en diffère pas de beaucoup.

Vous voyez, par ce que je viens de vous marquer du baron, que notre réconciliation est sincère, et que Wolmar a lieu d’être content de