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instructives, la plupart tirées de la Bible, puis voyant que l’enfant prenait goût à mes contes, j’imaginai de les lui rendre encore plus utiles, en essayant d’en composer moi-même d’aussi amusants qu’il me fut possible, et les appropriant toujours au besoin du moment. Je les écrivais à mesure dans un beau livre orné d’images, que je tenais bien enfermé, et dont je lui lisais de temps en temps quelques contes, rarement, peu longtemps, et répétant souvent les mêmes avec des commentaires, avant de passer à de nouveaux. Un enfant oisif est sujet à l’ennui ; les petits contes servaient de ressource : mais quand je le voyais le plus avidement attentif, je me souvenais quelquefois d’un ordre à donner, et je le quittais à l’endroit le plus intéressant, en laissant négligemment le livre. Aussitôt il allait prier sa bonne, ou Fanchon, ou quelqu’un, d’achever la lecture ; mais comme il n’a rien à commander à personne, et qu’on était prévenu, l’on n’obéissait pas toujours. L’un refusait, l’autre avait à faire, l’autre balbutiait lentement et mal, l’autre laissait, à mon exemple, un conte à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant de dépendance, quelqu’un lui suggéra secrètement d’apprendre à lire, pour s’en délivrer et feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet. Il fallut trouver des gens assez complaisants pour vouloir lui donner leçon : nouvelle difficulté qu’on n’a poussée qu’aussi loin qu’il fallait. Malgré toutes ces précautions, il s’est lassé trois ou quatre fois : on l’a laissé faire. Seulement je me suis efforcée de rendre les contes encore plus amusants ; et il est revenu à la charge avec tant d’ardeur, que, quoiqu’il n’y ait pas six mois qu’il a tout de bon commencé d’apprendre, il sera bientôt en état de lire seul le recueil.

C’est à peu près ainsi que je tâcherai d’exciter son zèle et sa volonté pour acquérir les connaissances qui demandent de la suite et de l’application, et qui peuvent convenir à son âge ; mais quoiqu’il apprenne à lire, ce n’est point des livres qu’il tirera ces connaissances ; car elles ne s’y trouvent point, et la lecture ne convient en aucune manière aux enfants. Je veux aussi l’habituer de bonne heure à nourrir sa tête d’idées et non de mots : c’est pourquoi je ne lui fais jamais rien apprendre par cœur. »

« Jamais ! interrompis-je : c’est beaucoup dire ; car encore faut-il bien qu’il sache son catéchisme et ses prières. ─ C’est ce qui vous trompe, reprit-elle. A l’égard de la prière, tous les matins et tous les soirs je fais la mienne à haute voix dans la chambre de mes enfants, et c’est assez pour qu’ils l’apprennent sans qu’on les y oblige : quant au catéchisme, ils ne savent ce que c’est. ─ Quoi ! Julie, vos enfants n’apprennent pas leur catéchisme ? ─ Non, mon ami, mes enfants n’apprennent pas leur catéchisme. ─ Comment ? ai-je dit tout étonné, une mère si pieuse !… Je ne vous comprends point. Et pourquoi vos enfants n’apprennent-ils pas leur catéchisme ? ─ Afin qu’ils le croient un jour, dit-elle : j’en veux faire un jour des chrétiens. ─ Ah ! j’y suis, m’écriai-je ; vous ne voulez pas que leur foi ne soit qu’en paroles, ni qu’ils sachent seulement leur religion, mais qu’ils la croient ; et vous pensez avec raison qu’il est impossible à l’homme de croire ce qu’il n’entend point. ─ Vous êtes bien difficile, me dit en souriant M. de Wolmar : seriez-vous chrétien, par hasard ? ─ Je m’efforce de l’être, lui dis-je avec fermeté. Je crois de la religion tout ce que j’en puis comprendre, et respecte le reste sans le rejeter. » Julie me fit un signe d’approbation et nous reprîmes le sujet de notre entretien.

Après être entrée dans d’autres détails qui m’ont fait concevoir combien le zèle maternel est actif, infatigable et prévoyant, elle a conclu en observant que sa méthode se rapportait exactement aux deux objets qu’elle s’était proposés, savoir, de laisser développer le naturel des enfants et de l’étudier. « Les miens ne sont gênés en rien, dit-elle, et ne sauraient abuser de leur liberté ; leur caractère ne peut ni se dépraver ni se contraindre : on laisse en paix renforcer leur corps et germer leur jugement ; l’esclavage n’avilit point leur âme ; les regards d’autrui ne font point fermenter leur amour-propre ; ils ne se croient ni des hommes puissants ni des animaux enchaînés, mais des enfants heureux et libres. Pour les garantir des vices qui ne sont pas en eux, ils ont, ce me semble, un préservatif plus fort que des discours qu’ils n’entendraient point, ou dont ils seraient bientôt ennuyés : c’est l’exemple des mœurs de tout ce qui les environne ; ce sont les entretiens qu’ils entendent, qui sont ici naturels à tout le