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femme et mère, je sais me tenir à mon rang. Encore une fois, la fonction dont je suis chargée n’est pas d’élever mes fils, mais de les préparer pour être élevés.

Je ne fais même en cela que suivre de point en point le système de M. de Wolmar ; et plus j’avance, plus j’éprouve combien il est excellent et juste, et combien il s’accorde avec le mien. Considérez mes enfants, et surtout l’aîné ; en connaissez-vous de plus heureux sur la terre, de plus gais, de moins importuns ? Vous les voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans jamais incommoder personne. De quels plaisirs, de quelle indépendance leur âge est-il susceptible, dont ils ne jouissent pas ou dont ils abusent ? Ils se contraignent aussi peu devant moi qu’en mon absence. Au contraire, sous les yeux de leur mère ils ont toujours un peu plus de confiance ; et quoique je sois l’auteur de toute la sévérité qu’ils éprouvent, ils me trouvent toujours la moins sévère, car je ne pourrais supporter de n’être pas ce qu’ils aiment le plus au monde.

Les seules lois qu’on leur impose auprès de nous sont celles de la liberté même, savoir, de ne pas plus gêner la compagnie qu’elle ne les gêne, de ne pas crier plus haut qu’on ne parle ; et comme on ne les oblige point de s’occuper de nous, je ne veux pas non plus qu’ils prétendent nous occuper d’eux. Quand ils manquent à de si justes lois, toute leur peine est d’être à l’instant renvoyés, et tout mon art, pour que c’en soit une, de faire qu’ils ne se trouvent nulle part aussi bien qu’ici. A cela près, on ne les assujettit à rien ; on ne les force jamais de rien apprendre ; on ne les ennuie point de vaines corrections ; jamais on ne les reprend ; les seules leçons qu’ils reçoivent sont des leçons de pratique prises dans la simplicité de la nature. Chacun, bien instruit là-dessus, se conforme à mes intentions avec une intelligence et un soin qui ne me laissent rien à désirer, et si quelque faute est à craindre, mon assiduité la prévient ou la répare aisément.

Hier, par exemple, l’aîné, ayant ôté un tambour au cadet, l’avait fait pleurer. Fanchon ne dit rien ; mais une heure après, au moment que le ravisseur en était le plus occupé, elle le lui reprit : il la suivait en le lui redemandant et pleurant à son tour. Elle lui dit : « Vous l’avez pris par force à votre frère ; je vous le reprends de même. Qu’avez-vous à dire ? Ne suis-je pas la plus forte ? » Puis elle se mit à battre la caisse à son imitation, comme si elle y eût pris beaucoup de plaisir. Jusque-là tout était à merveille. Mais quelque temps après elle voulut rendre le tambour au cadet : alors je l’arrêtai ; car ce n’était plus la leçon de la nature, et de là pouvait naître un premier germe d’envie entre les deux frères. En perdant le tambour, le cadet supporta la dure loi de la nécessité ; l’aîné sentit son injustice ; tous deux connurent leur faiblesse, et furent consolés le moment d’après. »

Un plan si nouveau et si contraire aux idées reçues m’avait d’abord effarouché. A force de me l’expliquer, ils m’en rendirent enfin l’admirateur ; et je sentis que, pour guider l’homme, la marche de la nature est toujours la meilleure. Le seul inconvénient que je trouvais à cette méthode, et cet inconvénient me parut fort grand, c’était de négliger dans les enfants la seule faculté qu’ils aient dans toute sa vigueur et qui ne fait que s’affaiblir en avançant en âge. Il me semblait que, selon leur propre système, plus les opérations de l’entendement étaient faibles, insuffisantes, plus on devait exercer et fortifier la mémoire, si propre alors à soutenir le travail. « C’est elle, disais-je, qui doit suppléer à la raison jusqu’à sa naissance, et l’enrichir quand elle est née. Un esprit qu’on n’exerce à rien devient lourd et pesant dans l’inaction. Le semence ne prend point dans un champ mal préparé, et c’est une étrange préparation pour apprendre à devenir raisonnable que de commencer par être stupide. ─ Comment, stupide ! s’est écriée aussitôt Mme de Wolmar. Confondriez-vous deux qualités aussi différentes et presque aussi contraires que la mémoire et le jugement ? Comme si la quantité des choses mal digérées et sans liaison dont on remplit une tête encore faible n’y faisait pas plus de tort que de profit à la raison ! J’avoue que de toutes les facultés de l’homme la mémoire est la première qui se développe et la plus commode à cultiver dans les enfants ; mais, à votre avis, lequel est à préférer de ce qu’il leur est le plus