Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/287

Cette page n’a pas encore été corrigée

en s’y livrant. Encore une fois, il ne s’agit point de changer le caractère et de plier le naturel, mais au contraire de le pousser aussi loin qu’il peut aller, de le cultiver, et d’empêcher qu’il ne dégénère ; car c’est ainsi qu’un homme devient tout ce qu’il peut être, et que l’ouvrage de la nature s’achève en lui par l’éducation. Or, avant de cultiver le caractère il faut l’étudier, attendre paisiblement qu’il se montre, lui fournir les occasions de se montrer, et toujours s’abstenir de rien faire plutôt que d’agir mal à propos. A tel génie il faut donner des ailes, à d’autres des entraves ; l’un veut être pressé, l’autre retenu ; l’un veut qu’on le flatte, et l’autre qu’on l’intimide : il faudrait tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel homme est fait pour porter la connaissance humaine jusqu’à son dernier terme ; à tel autre il est même funeste de savoir lire. Attendons la première étincelle de la raison ; c’est elle qui fait sortir le caractère et lui donne sa véritable forme ; c’est par elle aussi qu’on le cultive, et il n’y a point avant la raison de véritable éducation pour l’homme.

Quant aux maximes de Julie que vous mettez en opposition, je ne sais ce que vous y voyez de contradictoire. Pour moi je les trouve parfaitement d’accord. Chaque homme apporte en naissant un caractère, un génie et des talents qui lui sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre dans la simplicité champêtre n’ont pas besoin, pour être heureux, du développement de leurs facultés, et leurs talents enfouis sont comme les mines d’or du Valais que le bien public ne permet pas qu’on exploite. Mais dans l’état civil, où l’on a moins besoin de bras que de tête, et où chacun doit compte à soi-même et aux autres de tout son prix, il importe d’apprendre à tirer des hommes tout ce que la nature leur a donné, à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus loin, et surtout à nourrir leurs inclinations de tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le premier cas, on n’a d’égard qu’à l’espèce, chacun fait ce que font tous les autres ; l’exemple est la seule règle, l’habitude est le seul talent, et nul n’exerce de son âme que la partie commune à tous. Dans le second, on s’applique à l’individu, à l’homme en général ; on ajoute en lui tout ce qu’il peut avoir de plus qu’un autre : on le suit aussi loin que la nature le mène ; et l’on en fera le plus grand des hommes s’il a ce qu’il faut pour le devenir. Ces maximes se contredisent si peu, que la pratique en est la même pour le premier âge. N’instruisez point l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit. N’instruisez pas l’enfant du citadin, car vous ne savez encore quelle instruction lui convient. En tout état de cause, laissez former le corps jusqu’à ce que la raison commence à poindre ; alors c’est le moment de la cultiver. »

« Tout cela me paraîtrait fort bien, ai-je dit, si je n’y voyais un inconvénient qui nuit fort aux avantages que vous attendez de cette méthode ; c’est de laisser prendre aux enfants mille mauvaises habitudes qu’on ne prévient que par les bonnes. Voyez ceux qu’on abandonne à eux-mêmes ; ils contractent bientôt tous les défauts dont l’exemple frappe leurs yeux, parce que cet exemple est commode à suivre, et n’imitent jamais le bien, qui coûte plus à pratiquer. Accoutumés à tout obtenir, à faire en toute occasion leur indiscrète volonté, ils deviennent mutins, têtus, indomptables… ─ Mais, a repris M. de Wolmar, il me semble que vous avez remarqué le contraire dans les nôtres, et que c’est ce qui a donné lieu à cet entretien. ─ Je l’avoue, ai-je dit, et c’est précisément ce qui m’étonne. Qu’a-t-elle fait pour les rendre dociles ? Comment s’y est-elle prise ? Qu’a-t-elle substitué au joug de la discipline ? ─ Un joug bien plus inflexible, a-t-il dit à l’instant, celui de la nécessité. Mais, en vous détaillant sa conduite elle vous fera mieux entendre ses vues. » Alors il l’a engagée à m’expliquer sa méthode ; et, après une courte pause, voici à peu près comme elle m’a parlé.

« Heureux les enfants bien nés, mon aimable ami ! Je ne présume pas autant de nos soins que M. de Wolmar. Malgré ses maximes, je doute qu’on puisse jamais tirer un bon parti d’un mauvais caractère, et que tout naturel puisse être tourné à bien ; mais, au surplus, convaincue de la bonté de sa méthode, je tâche d’y conformer en tout ma conduite dans le gouvernement de la famille. Ma première espérance est que des méchants ne seront pas sortis de mon sein ; la seconde est d’élever assez bien les enfants que Dieu m’a donnés, sous la direction de leur père, pour qu’ils aient un jour le bonheur de lui ressembler. J’ai tâché pour cela de m’approprier