Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/277

Cette page n’a pas encore été corrigée

je me demande aussitôt pourquoi ce palais n’est pas plus grand. Pourquoi celui qui a cinquante domestiques n’en a-t-il pas cent ? Cette belle vaisselle d’argent, pourquoi n’est-elle pas d’or ? Cet homme qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas ses lambris ? Si ses lambris sont dorés, pourquoi son toit ne l’est-il pas ? Celui qui voulut bâtir une haute tour faisait bien de la vouloir porter jusqu’au ciel ; autrement il eût eu beau l’élever, le point où il se fût arrêté n’eût servi qu’à donner de plus loin la preuve de son impuissance. O homme petit et vain ! montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misère.

Au contraire, un ordre de choses où rien n’est donné à l’opinion, où tout a son utilité réelle, et qui se borne aux vrais besoins de la nature, n’offre pas seulement un spectacle approuvé par la raison, mais qui contente les yeux et le cœur, en ce que l’homme ne s’y voit que sous des rapports agréables, comme se suffisant à lui-même, que l’image de sa faiblesse n’y paraît point, et que ce riant tableau n’excite jamais de réflexions attristantes. Je défie aucun homme sensé de contempler une heure durant le palais d’un prince et le faste qu’on y voit briller, sans tomber dans la mélancolie et déplorer le sort de l’humanité. Mais l’aspect de cette maison et de la vie uniforme et simple de ses habitants répand dans l’âme des spectateurs un charme secret qui ne fait qu’augmenter sans cesse. Un petit nombre de gens doux et paisibles, unis par des besoins mutuels et par une réciproque bienveillance, y concourt par divers soins à une fin commune : chacun trouvant dans son état tout ce qu’il faut pour en être content et ne point désirer d’en sortir, on s’y attache comme y devant rester toute la vie, et la seule ambition qu’on garde est celle d’en bien remplir les devoirs. Il y a tant de modération dans ceux qui commandent et tant de zèle dans ceux qui obéissent que des égaux eussent pu distribuer entre eux les mêmes emplois sans qu’aucun se fût plaint de son partage. Ainsi nul n’envie celui d’un autre ; nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres mêmes ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environnent. On ne saurait qu’ajouter ni que retrancher ici, parce qu’on n’y trouve que les choses utiles et qu’elles y sont toutes ; en sorte qu’on n’y souhaite rien de ce qu’on n’y voit pas, et qu’il n’y a rien de ce qu’on y voit dont on puisse dire : pourquoi n’y en a-t-il pas davantage ? Ajoutez-y du galon, des tableaux, un lustre, de la dorure, à l’instant vous appauvrirez tout. En voyant tant d’abondance dans le nécessaire, et nulle trace de superflu, on est porté à croire que, s’il n’y est pas, c’est qu’on n’a pas voulu qu’il y fût, et que, si on le voulait, il y régnerait avec la même profusion. En voyant continuellement les biens refluer au dehors par l’assistance du pauvre, on est porté à dire : « Cette maison ne peut contenir toutes ses richesses. » Voilà, ce me semble, la véritable magnificence.

Cet air d’opulence m’effraya moi-même quand je fus instruit de ce qui servait à l’entretenir. « Vous vous ruinez, dis-je à M. et Mme de Wolmar ; il n’est pas possible qu’un si modique revenu suffise à tant de dépenses. » Ils se mirent à rire, et me firent voir que, sans rien retrancher dans leur maison, il ne tiendrait qu’à eux d’épargner beaucoup et d’augmenter leur revenu plutôt que de se ruiner. « Notre grand secret pour être riches, me dirent-ils, est d’avoir peu d’argent, et d’éviter, autant qu’il se peut, dans l’usage de nos biens, les échanges intermédiaires entre le produit et l’emploi. Aucun de ces échanges ne se fait sans perte, et ces pertes multipliées réduisent presque à rien d’assez grands moyens, comme à force d’être brocantée une belle boîte d’or devient un mince colifichet. Le transport de nos revenus s’évite en les employant sur le lieu, l’échange s’en évite encore en les consommant en nature ; et dans l’indispensable conversion de ce que nous avons de trop en ce qui nous manque, au lieu des ventes et des achats pécuniaires qui doublent le préjudice, nous cherchons des échanges réels où la commodité de chaque contractant tienne lieu de profit à tous deux. »

« Je conçois, leur dis-je, les avantages de cette méthode ; mais elle ne me paraît pas sans inconvénient. Outre les soins importuns auxquels elle assujettit, le profit doit être plus apparent que réel ; et ce que vous perdez dans le détail de la régie de vos biens l’emporte probablement sur le gain que feraient avec vous