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à manger comme des poules, d’un air si familier que je vis bien qu’ils étaient faits à ce manège. « Cela est charmant ! m’écriai-je. Ce mot de volière m’avait surpris de votre part ; mais je l’entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes et non pas des prisonniers. ─ Qu’appelez-vous des hôtes ? répondit Julie : c’est nous qui sommes les leurs ; ils sont ici les maîtres, et nous leur payons tribut pour en être soufferts quelquefois. ─ Fort bien, repris-je ; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu ? Le moyen d’y rassembler tant d’habitants volontaires ? Je n’ai pas oui dire qu’on ait jamais rien tenté de pareil ; et je n’aurais point cru qu’on y pût réussir, si je n’en avais la preuve sous mes yeux. »

« La patience et le temps, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédients dont les gens riches ne s’avisent guère dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force et l’argent sont les seuls moyens qu’ils connaissent : ils ont des oiseaux dans des cages, et des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous en verriez bientôt les oiseaux disparaître ; et s’ils y sont à présent en grand nombre, c’est qu’il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n’y en a point ; mais il est aisé, quand il y en a, d’en attirer davantage en prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur faisant faire leur couvée en sûreté et ne dénichant point les petits ; car alors ceux qui s’y trouvent restent, et ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu’il fût séparé du verger ; Julie n’a fait que l’y enfermer par une haie vive, ôter celle qui l’en séparait, l’agrandir, et l’orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite et à gauche de l’allée qui y conduit, deux espaces remplis d’un mélange confus d’herbes, de pailles et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil, du tournesol, du chènevis, des pesettes, généralement de tous les grains que les oiseaux aiment, et l’on n’en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été et hiver, elle ou moi leur apportons à manger, et quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d’ordinaire. Ils ont l’eau à quatre pas, comme vous le voyez. Mme de Wolmar pousse l’attention jusqu’à les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d’autres matières propres à faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l’abondance des vivres et le grand soin qu’on prend d’écarter tous les ennemis, l’éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu commode où rien ne leur manque, où personne ne les trouble. Voilà comment la patrie des pères est encore celle des enfants, et comment la peuplade se soutient et se multiplie. »

« Ah ! dit Julie, vous ne voyez plus rien ! chacun ne songe plus qu’à soi ; mais des époux inséparables, le zèle des soins domestiques, la tendresse paternelle et maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu’il fallait être ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle et son cœur au plus doux sentiment de la nature. ─ Madame, repris-je assez tristement, vous êtes épouse et mère ; ce sont des plaisirs qu’il vous appartient de connaître. » Aussitôt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant : « Vous avez des amis, et ces amis ont des enfants ; comment l’affection paternelle vous serait-elle étrangère ? » Je le regardai, je regardai Julie ; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l’un après l’autre, je leur dis avec attendrissement : « Ils me sont aussi chers qu’à vous. » Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une âme ; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paraît un autre homme, et je vois moins en lui le mari de celle que j’ai tant aimée que le père de deux enfants pour lesquels je donnerais ma vie.

Je voulus faire le tour du bassin pour aller voir de plus près ce charmant asile et ses petits habitants ; mais Mme de Wolmar me retint. « Personne, me dit-elle, ne va les troubler dans leur domicile, et vous êtes même le premier de nos hôtes que j’aie amené jusqu’ici. Il y a quatre clefs de ce verger, dont mon père et nous