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de son jardin. C’est ce même ruisseau qui fournit à grands frais dans le parterre un jet d’eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour mon père qui l’a fait faire ; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n’approchons guère au jardin ! Le jet d’eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j’y ai réuni l’eau de la fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu’elle dégradait au préjudice des passants et à pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules ; je les ai renfermés dans mon enceinte, et j’y conduis la même eau par d’autres routes. »

Je vis alors qu’il n’avait été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant et réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu’il était possible, pour prolonger le circuit et se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d’un pouce de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol, formaient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s’en élevaient par des siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie et humectée donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l’herbe toujours verdoyante et belle.

Plus je parcourais cet agréable asile, plus je sentais augmenter la sensation délicieuse que j’avais éprouvée en y entrant. Cependant la curiosité me tenait en haleine. J’étais plus empressé de voir les objets que d’examiner leurs impressions, et j’aimais à me livrer à cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais Mme de Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras : « Tout ce que vous voyez n’est que la nature végétale et inanimée ; et, quoi qu’on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste. Venez la voir animée et sensible, c’est là qu’à chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. ─ Vous me prévenez, lui dis-je ; j’entends un ramage bruyant et confus, et j’aperçois assez peu d’oiseaux : je comprends que vous avez une volière. ─ Il est vrai, dit-elle ; approchons-en. » Je n’osai dire encore ce que je pensais de la volière ; mais cette idée avait quelque chose qui me déplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l’eau réunie en un jolie ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu’on avait souvent ébranchés. Leurs têtes creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d’où sortaient, par l’adresse dont j’ai parlé, des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s’entrelaçait autour des branches, et l’autre tombait avec grâce le long du ruisseau. Presque à l’extrémité de l’enceinte était un petit bassin bordé d’herbes, de joncs, de roseaux, servant d’abreuvoir à la volière, et dernière station de cette eau si précieuse et si bien ménagée.

Au delà de ce bassin était un terre-plein terminé dans l’angle de l’enclos par une monticule garnie d’une multitude d’arbrisseaux de toute espèce ; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s’abaissait ; ce qui rendait le plan des têtes presque horizontal, ou montrait au moins qu’un jour il le devait être. Sur le devant étaient une douzaine d’arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l’orme, le frêne, l’acacia. C’étaient les bocages de ce coteau qui servaient d’asile à cette multitude d’oiseaux dont j’avais entendu de loin le ramage ; et c’était à l’ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu’on les voyait voltiger, courir, chanter, s’agacer, se battre comme s’ils ne nous avaient pas aperçus. Ils s’enfuirent si peu à notre approche, que, selon l’idée dont j’étais prévenu, je les crus d’abord enfermés par un grillage ; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j’en vis plusieurs descendre et s’approcher de nous sur une espèce de courte allée qui séparait en deux le terre-plein et communiquait du bassin à la volière. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l’allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu’il avait dans sa poche ; et, quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent et se mirent