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Les plus riches sont-ils les plus heureux ? Que sert donc l’opulence à la félicité ? Mais toute maison bien ordonnée est l’image de l’âme du maître. Les lambris dorés, le luxe et la magnificence n’annoncent que la vanité de celui qui les étale ; au lieu que partout où vous verrez régner la règle sans tristesse, la paix sans esclavage, l’abondance sans profusion, dites avec confiance : « C’est un être heureux qui commande ici. »

Pour moi je pense que le signe le plus assuré du vrai contentement d’esprit est la vie retirée et domestique, et que ceux qui vont sans cesse chercher leur bonheur chez autrui ne l’ont point chez eux-mêmes. Un père de famille qui se plaît dans sa maison a pour prix des soins continuels qu’il s’y donne la continuelle jouissance des plus doux sentiments de la nature. Seul entre tous les mortels, il est maître de sa propre félicité, parce qu’il est heureux comme Dieu même, sans rien désirer de plus que ce dont il jouit. Comme cet être immense, il ne songe pas à amplifier ses possessions, mais à les rendre véritablement siennes par les relations les plus parfaites et la direction la mieux entendue : s’il ne s’enrichit pas par de nouvelles acquisitions, il s’enrichit en possédant mieux ce qu’il a. Il ne jouissait que du revenu de ses terres ; il jouit encore de ses terres mêmes en présidant à leur culture et les parcourant sans cesse. Son domestique lui était étranger ; il en fait son bien, son enfant, il se l’approprie. Il n’avait droit que sur les actions ; il s’en donne encore sur les volontés. Il n’était maître qu’à prix d’argent ; il le devient par l’empire sacré de l’estime et des bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses richesses ; elle ne saurait lui ôter les cœurs qu’il s’est attachés ; elle n’ôtera point des enfants à leur père : toute la différence est qu’il les nourrissait hier, et qu’il sera demain nourri par eux. C’est ainsi qu’on apprend à jouir véritablement de ses biens, de sa famille et de soi-même ; c’est ainsi que les détails d’une maison deviennent délicieux pour l’honnête homme qui sait en connaître le prix ; c’est ainsi que, loin de regarder ses devoirs comme une charge, il en fait son bonheur, et qu’il tire de ses touchantes et nobles fonctions la gloire et le plaisir d’être homme.

Que si ces précieux avantages sont méprisés ou peu connus, et si le petit nombre même qui les recherche les obtient si rarement, tout cela vient de la même cause. Il est des devoirs simples et sublimes qu’il n’appartient qu’à peu de gens d’aimer et de remplir : tels sont ceux du père de famille, pour lesquels l’air et le bruit du monde n’inspirent que du dégoût, et dont on s’acquitte mal encore quand on n’y est porté que par des raisons d’avarice et d’intérêt. Tel croit être un bon père de famille, et n’est qu’un vigilant économe ; le bien peut prospérer, et la maison aller fort mal. Il faut des vues plus élevées pour éclairer, diriger cette importante administration, et lui donner un heureux succès. Le premier soin par lequel doit commencer l’ordre d’une maison, c’est de n’y souffrir que d’honnêtes gens qui n’y portent pas le désir secret de troubler cet ordre. Mais la servitude et l’honnêteté sont-elles si compatibles qu’on doive espérer de trouver des domestiques honnêtes gens ? Non, milord ; pour les avoir il ne faut pas les chercher, il faut les faire ; et il n’y a qu’un homme de bien qui sache l’art d’en former d’autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu, il n’en peut inspirer le goût à personne ; et, s’il savait la rendre aimable, il l’aimerait lui-même. Que servent de froides leçons démenties par un exemple continuel, si ce n’est à faire penser que celui qui les donne se joue de la crédulité d’autrui ? Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu’ils disent, et non ce qu’ils font, disent une grand absurdité ! Qui ne fait pas ce qu’il dit ne le dit jamais bien, car le langage du cœur, qui touche et persuade, y manque. J’ai quelquefois entendu de ces conversations grossièrement apprêtées qu’on tient devant les domestiques comme devant les enfants pour leur faire des leçons indirectes. Loin de juger qu’ils en fussent un instant les dupes, je les ai toujours vus sourire en secret de l’ineptie du maître qui les prenait pour des sots, en débitant lourdement devant eux des maximes qu’ils savaient bien n’être pas les siennes.

Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans cette maison, et le grand art des maîtres pour rendre leurs domestiques tels qu’ils les veulent est de se montrer à eux tels qu’ils sont. Leur conduite est toujours franche et ouverte, parce qu’ils n’ont pas peur que leurs